La suite, Anaïs la connaissait. Le procureur de la République avait été joint à 1 heure du matin. Il avait contacté à son tour l’hôtel de police principal de Bordeaux, rue François-de-Sourdis, et saisi l’OPJ de permanence disponible.
Ils traversèrent le hall de la gare alors qu’un agent de la SNCF leur donnait des chasubles orange fluorescent à endosser. Bouclant les velcros de sa blouse, Anaïs prit une seconde pour admirer les structures d’acier hautes de près de trente mètres qui se perdaient dans le brouillard. Ils remontèrent le quai jusqu’aux voies extérieures. Le type de la SNCF n’arrêtait pas de parler. On n’avait jamais vu ça. Le trafic ferroviaire était bloqué, sur ordre du procureur, pour deux heures. Le mort, dans sa fosse, était une vraie monstruosité. Tout le monde était en état de choc…
Anaïs n’écoutait pas. Elle sentait la flotte lui poisser la peau, le froid pénétrer ses os. À travers les vapeurs, les feux de la gare — tous rouges — formaient une constellation sanglante et filandreuse. Les câbles suspendus ruisselaient. Les voies ferrées, perlées de condensation, brillaient puis s’évanouissaient sous les nuées basses.
Anaïs se tordait les chevilles sur les traverses et le ballast.
— Vous pouvez éclairer le sol ?
Le cheminot baissa sa lampe et reprit son discours. Elle attrapa au passage quelques infos techniques. Les voies portant un numéro pair montaient à Paris. Les voies impaires descendaient vers le sud. On appelait les câbles électriques au-dessus des voies des « caténaires » et les structures métalliques sur le toit des trains des « pantographes ». Tout ça ne lui servait à rien pour l’instant mais lui donnait l’impression confuse de se familiariser avec le crime lui-même.
— On arrive.
Les projecteurs de l’IJ dessinaient des lunes froides et lointaines dans la nuit. Les faisceaux des torches découpaient des rubans de gaze blanchâtre à travers l’obscurité. Plus loin, on apercevait le Technicentre, avec ses TGV, ses TER, ses autorails, ses automotrices, couverts d’une patine argentée. Il y avait aussi des wagons de marchandises, des voitures appelées « Y », l’équivalent des remorqueurs dans les ports, chargées de tirer les trains jusqu’en gare. Des engins puissants et noirs, qui évoquaient des titans taciturnes.
Ils passèrent sous les rubans de non-franchissement. POLICE ZONE INTERDITE. La scène de crime se précisait. La fosse de maintenance. Les pieds chromés des projecteurs. Les techniciens en combinaison blanche surlignée de bleu. Anaïs s’étonnait de leur présence si rapide : le premier laboratoire scientifique de la région se situait à Toulouse.
— Vous voulez voir le corps ?
Un officier de la BAC se tenait devant elle, engoncé dans un ciré de pluie, sur lequel il avait enfilé la chasuble de sécurité. Elle prit une expression de circonstance et acquiesça d’un signe de tête. Elle luttait contre le brouillard, contre son impatience, son excitation. Un jour, à la fac, un prof de droit lui avait soufflé dans un couloir : « Vous êtes l’Alice de Lewis Carroll. L’enjeu, pour vous, ce sera de trouver un monde à votre hauteur ! » Huit ans plus tard, elle marchait entre des voies ferrées en quête d’un cadavre.
Au fond de la fosse, qui mesurait cinq mètres de longueur sur deux de largeur, régnait l’agitation habituelle d’une scène de crime, version compressée. Les techniciens jouaient des coudes, se bousculaient, prenaient des photographies, observant chaque millimètre du sol avec des lampes spéciales — éclairages monochromatiques, allant de l’infrarouge à l’ultraviolet —, prélevant des fragments qu’ils plaçaient sous scellés.
Dans la mêlée, Anaïs parvint à apercevoir le cadavre. Un homme d’une vingtaine d’années. Nu. Famélique. Couvert de tatouages. Ses os semblaient prêts à crever la peau. La blancheur de son épiderme paraissait phosphorescente. Les deux rails au-dessus de la fosse le cernaient comme le cadre d’un tableau. Anaïs songea à une toile de la Renaissance. Un martyr aux chairs livides, cambré dans une position douloureuse au fond d’une église.
Mais le vrai choc provenait de la tête.
Pas une tête d’homme mais de taureau.
Une puissante gueule noire de bovin, tranchée à la base du cou, qui devait peser dans les cinquante kilos.
Anaïs prit enfin la mesure de ce qu’elle voyait. Tout ça était