Narcisse blêmit.
Il eut une autre idée. Ces œuvres contenaient peut-être une vérité sur ses origines. Un aveu. Un message subliminal, qu’il avait lui-même déposé,
— Ces tableaux, je peux les voir ? Je veux dire : en vrai ?
— Nous ne les avons plus. Je les ai déposés dans une galerie.
— Quelle galerie ?
— La galerie Villon-Pernathy. À Paris. Mais les toiles n’y sont plus.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elles sont vendues ! On a organisé une exposition en novembre dernier qui a très bien marché.
Une remarque oblique le traversa :
— Je suis donc riche ?
— Disons que tu as un pécule, oui. L’argent est ici. Il est à toi.
— En cash ?
— En cash, oui, dans un coffre. Je te le donnerai quand tu voudras.
Narcisse vit soudain la perspective de reprendre son enquête grâce à ce capital. Un confort qui tombait à pic : il n’avait plus un euro en poche.
— Le plus tôt sera le mieux.
— Tu veux déjà repartir ?
Il ne répondit pas. Corto hocha la tête d’un air compréhensif. Ces manières chaleureuses exaspéraient Narcisse. Il avait été psychiatre — au moins deux fois dans sa vie, à Pierre-Janet et sans doute bien avant. Il savait qu’il n’y a rien à gagner à accepter la folie de l’autre. La psychiatrie, c’est comprendre la démence sans jamais la cautionner.
— Aujourd’hui, reprit Corto, qui crois-tu être ?
Nouveau silence. Dans cette clinique, personne ne semblait être au courant de la situation. Freire. Janusz. Sa tête partout dans les médias. Les accusations qui pesaient sur lui. Cette ignorance ne l’étonnait pas du côté des malades, mais Corto ? N’avait-il aucun contact avec le monde extérieur ?
— Aujourd’hui, fit-il mystérieusement, je suis celui qui ouvre les poupées russes. Je remonte chacune de mes identités. Je cherche à les comprendre. À décrypter leur raison d’être.
Corto se leva, fit le tour de son bureau, posa une main amicale sur son épaule.
— Tu as faim ?
— Non.
— Alors, viens. Je vais t’installer dans ta chambre.
Ils sortirent dans la nuit. Il pleuvait une bruine légère, poisseuse. Narcisse grelottait. Il portait toujours son costume crasseux. La sueur de la poursuite lui collait à la peau. Encore heureux qu’il ait ôté sa cagoule de rat…
Ils prirent un escalier de dalles grises. Les jardins s’échelonnaient en terrasses, comme des rizières sur lesquelles on aurait cultivé des palmiers, des cactus, des plantes grasses, par catégories spécifiques. Entre les gouttes serrées, Narcisse respirait un air qui comptait double. L’air de la montagne, des sanatoriums et des remises en forme au plus près des nuages.
Ils atteignirent la villa. Un grand « L » composé de deux bâtiments dont l’un se situait en contrebas. Des toits plats. Des lignes ouvertes. Des murs sans ornement. Les édifices devaient dater de près d’un siècle, l’époque où les architectes privilégiaient les lignes claires, la fonctionnalité, la sobriété.
Ils s’orientèrent vers le bâtiment inférieur. Au premier étage, s’alignaient des fenêtres en bandeaux horizontaux. Sans doute les chambres des pensionnaires. Au-dessous, de larges portes-fenêtres donnaient sur une coursive : les ateliers. Plus bas encore, parmi les marches et les buissons, des extrémités incandescentes de cigarettes brûlaient…
Trois hommes fumaient sur un banc. Narcisse ne distinguait pas les visages mais leur manière de s’agiter, de rire, trahissait le désordre mental.
Les voix se mirent à scander à voix basse :
— Nar-cis-se… Nar-cis-se… Nar-cis-se…
Il frissonna. Il les revoyait sur le char, avec leur gueule de travers et leur museau de rat sur le front. Ces cinglés étaient-ils vraiment des artistes, comme lui ? Était-il fou, comme eux ?
73
SA CHAMBRE était petite, carrée, bien chauffée, sans excès de confort mais accueillante. Murs de ciment, plancher de bois, rideaux de gros tissu. Un lit, une armoire, une chaise, un bureau. Dans un coin, la salle d’eau paraissait plus haute que large.
— C’est spartiate, fit Corto, mais je n’ai jamais eu de réclamation.
Narcisse acquiesça. Les proportions, les tons gris et brun, le plancher et le mobilier de bois diffusaient des ondes de bienvenue. Cette chambre avait quelque chose de monastique, de protecteur.
Après quelques paroles d’explication sur les rouages de la « maison », Corto lui donna des affaires de toilette et des vêtements de rechange. Le côté prise en charge lui fit du bien. Depuis des heures, depuis des jours, il était sur le fil — et le fil était près de casser.