Janusz leva les yeux vers les passagers du char. Un des hommes, dans sa combinaison de rat, le désignait de l’index tendu :
— C’est Narcisse ! Narcisse est de retour !
Les autres se mirent à scander :
— NAR-CIS-SE ! NAR-CIS-SE ! NAR-CIS-SE !
Un des cinglés lui tendit la main. Il l’attrapa et se hissa sur le char. Il chaussa la cagoule à museau pointu qu’un autre lui proposait. En quelques secondes, il était devenu un rat parmi les autres. Il se mit à danser comme un dément, recevant de plein fouet des vagues de confettis et de serpentins.
Entre deux pulsations, il tentait d’analyser la situation. Janusz savait reconnaître des déments quand il en voyait. Les hommes-rats étaient des malades mentaux. Des aliénés à qui on avait sans doute demandé de construire leur propre char pour l’édition 2010 du carnaval de Nice.
L’autre vérité : il était un des leurs. Narcisse. Malade interné quelque part à Nice. Au hasard de sa course, il venait de rencontrer son identité précédente. Et peut-être la seule… Contre toute attente, il en éprouva un profond soulagement. Il allait pouvoir s’effondrer. Se faire soigner. La fête était finie…
Pour l’instant, il frappait gaiement dans ses mains, au son de
À cet instant, il vit Anaïs passer parmi les spectateurs, arme au poing, le visage défait, les yeux pleins de larmes. Il eut envie de descendre du char et de la prendre dans ses bras. Mais un des hommes-rats venait de lui saisir la main et l’invitait pour un rock endiablé. Janusz se laissa faire et partit même pour un petit pas de boxeur de son cru, alors que le char l’emportait vers son destin d’aliéné.
De toutes les solutions pour s’en sortir, il n’aurait jamais envisagé celle-ci.
Il venait d’embarquer dans la nef des fous.
III
NARCISSE
71
UN BOUT DE FICELLE.
Un fragment de flotteur en polystyrène.
Trois lambeaux de matière plastique.
Deux canettes de Coca.
Un morceau de miroir.
Un conditionnement de produits surgelés « Confifrost ».
Quatre segments de filets de pêche, de quelques centimètres carrés de surface.
Des éclats de bois flotté…
— Je ne vois pas ce que tu vas foutre avec ça, fit Crosnier d’un ton agressif.
Anaïs ne répondit pas. Il s’agissait des objets et débris collectés sur la scène d’effraction d’Icare. Les vestiges crachés par le ressac sur le rivage de Sormiou, dans un rayon de vingt mètres autour du cadavre. Le matin même, elle avait demandé à ce qu’on regroupe ces éléments et qu’on les lui emballe sous plastique comme des scellés. Le butin venait d’arriver.
— Notre service technique a joint une liste détaillée, continua le flic. On a pas mis le biodégradable. En fait, on a déjà foutu pas mal de trucs à la poubelle. Pourquoi tu veux tout ça ?
— Je vais les donner à la PTS de Toulouse. Pour une analyse approfondie.
— On aurait mal fait notre boulot ?
Anaïs chassa ses cheveux en arrière et sourit :
— Je connais juste un mec là-bas. Peut-être qu’il en tirera quelque chose, un détail, un indice…
— Tu regardes trop « Les Experts ».
Sans répondre, elle leva les yeux et observa les écrans alignés devant elle. Il était 18 heures. Ils se tenaient dans le Centre de supervision urbain de Nice — l’installation nouvelle génération de la police qui étrennait depuis quelques semaines ses six cents caméras braquées sur la ville. À l’image, Janusz sautait du balcon de la Maison Arbour, dégringolait le long de la gaine de gouttière, roulait sur le bitume, évitait un tramway puis disparaissait dans l’avenue de la République. La scène se répétait en boucle.
— Putain d’enfoiré, marmonna Crosnier. C’est un pro.
— Non. C’est un désespéré. C’est pas pareil.
Face au mur d’écrans 16/9e, assis dans de vastes fauteuils violets, les deux flics ressemblaient à des réalisateurs de show TV. Anaïs n’était pas loin de penser qu’il ne s’agissait que de ça. Du pur spectacle. Ils avaient passé l’après-midi dans ce studio et pas le moindre résultat à l’horizon.
Les appels du PC radio, les géolocalisations des quatre-vingts patrouilles en action, les six cents caméras dotées de zooms, offrant une rotation de 360 degrés, les analyseurs de plaques d’immatriculation n’avaient rien pu faire contre Janusz. Un homme d’une intelligence hors norme, d’une volonté extrême, et qui avait, pour l’imposture, un sixième sens inconscient.
Au début de la traque, flics et gendarmes étaient confiants. Nice était la ville la mieux surveillée de France. Des groupes d’intervention étaient venus en renfort de Cannes, de Toulon, de l’arrière-pays… Des flics à pied, des flics à cheval, des flics en voiture… Maintenant, le moral était à plat. Huit heures de recherches n’avaient donné aucun résultat.