En route, il avait eu la confirmation de ce qu’il avait pressenti lors de la parade. Chaque année, les pensionnaires de la villa Corto participaient au carnaval. Ils dessinaient leur char. Les ateliers de Nice réalisaient les sculptures. Il avait posé d’autres questions, faisant mine de s’intéresser au côté artistique de la prestation. L’instigateur des hommes-rats et de leur manège, c’était lui, Narcisse, disciple de Corto durant les mois de septembre et d’octobre… Aucun souvenir, évidemment.
— Voilà, fit le vieux psy qui avait retrouvé sa fiche informatique. On t’a récupéré à la fin du mois d’août, aux abords de la sortie 42 de l’autoroute A8. La sortie Cannes-Mougins. Tu avais perdu la mémoire. Tu as subi un examen médical à l’hôpital de Cannes — tu n’étais pas blessé mais tu refusais toute radiographie — puis on t’a envoyé à Saint-Loup. Là, tu as récupéré quelques souvenirs. Tu disais t’appeler Narcisse. Tu venais de Paris. Tu n’avais aucune famille. Tu étais peintre. Les psys de Saint-Loup ont pensé à notre centre de soins.
— Je ne suis pas Narcisse, dit-il sèchement.
Corto ôta ses lunettes et sourit encore une fois. Ses airs de bon papy bienveillant lui foutaient les nerfs en pelote.
— Bien sûr. Pas plus que tu n’es celui que tu prétends être aujourd’hui.
— Vous connaissez ma maladie ?
— Quand tu t’es installé ici, tu m’as raconté pas mal de choses. Les écoles d’art que tu avais fréquentées. Les galeries où tu avais exposé. Les quartiers que tu avais habités, à Paris. Ton mariage et ton divorce. J’ai vérifié. Tout était faux.
Il savoura l’ironie de la situation. Corto avait joué le rôle qu’il avait joué lui-même avec Patrick Bonfils. Derrière chaque fugue psychique, il y avait un psychiatre qui se chargeait de découvrir que la coquille était vide.
— Pourtant, continua le maître des lieux, quelque chose dans cette affabulation était vrai. Tu étais
— Il y a eu une enquête ? Je veux dire : à mon sujet ?
— Les gendarmes ont mené des recherches. Sans excès de zèle. Tu ne représentais aucun enjeu judiciaire. Un simple type errant, souffrant de troubles psychiques, sans nom ni origine. Ils n’ont rien trouvé de plus.
— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
— Ça.
Corto tourna son ordinateur dans la direction de Narcisse, assis de l’autre côté du bureau.
— En deux mois, tu as réalisé chez nous une trentaine de toiles…
Narcisse ne s’attendait à rien en particulier. Pourtant, c’était encore autre chose qui venait à lui. Chaque tableau qui apparaissait à l’écran le représentait, dans un costume différent. Un amiral. Un facteur. Un clown. Un sénateur romain… Toujours le même âge, la même position de trois quarts, bombant le torse, pointant le menton. Chaque fois, on avait l’impression d’admirer un héros épique.
Mais la facture présentait un contraste. D’un côté, la posture évoquait l’art des dictatures — Narcisse était représenté en contre-plongée, ce qui lui donnait l’air de dominer le monde. De l’autre, son visage était marqué par une violente expressivité, qui rappelait au contraire des écoles en lutte contre les esthétiques totalitaires. Comme la Nouvelle Objectivité, née en Allemagne dans les années 20. Otto Dix. Georg Grosz… Des artistes qui avaient choisi de peindre la réalité sans fard, l’enfonçant dans sa laideur, sa nature grotesque, afin de tordre le cou à l’hypocrisie bourgeoise.
Ses toiles possédaient le même caractère sarcastique, grimaçant. Couleurs vives, torturées, toujours dominées par le rouge. Pâte épaisse, striée, tournoyant au fil des coups de brosse.
— À la fin du mois d’octobre, conclut Corto, tu as disparu. Sans laisser d’adresse. J’ai compris que ton errance psychique avait repris.
Des accessoires accompagnaient chaque personnage. Un ballon et une trompette pour le clown. Un vélo et une gibecière pour le facteur. Une longue-vue et un sextant pour l’amiral…
— Pourquoi ces autoportraits ? demanda-t-il, désorienté.
— Une fois, je t’ai posé la question. Tu m’as répondu : « Il ne faut pas se fier à ce qu’on voit. Ma peinture n’est que repentir. »