Janusz faillit tomber à la renverse et se raccrocha au garde-fou. Alors seulement, il prit conscience que quelque chose déconnait. Un mugissement s’était insinué dans la musique du carnaval. Plus fort que le rythme du défilé… Plus fort que le grondement du trafic…
Il se retourna vers la chaussée. Les voitures de flics arrivaient de partout à la fois. Les gyrophares tournoyaient dans le soleil comme des diamants géants. Les portières s’ouvraient. Des uniformes déferlaient.
Les deux mains cramponnées à la rambarde, Janusz observait la scène, pétrifié. Chaque détail lui cinglait les yeux. Les deux-tons. Les brassards rouges. Les calibres…
La foule s’écartait.
Les tramways ralentissaient.
Les Pénitents se précipitaient à la rencontre des flics…
Tous levèrent la tête comme un seul homme. Janusz eut juste le temps de reculer. Quand il plongea de nouveau son regard vers l’artère, ce fut pour voir Anaïs Chatelet qui faisait monter une balle dans le canon de son arme.
Sans réfléchir, il rejoignit l’extrémité gauche du balcon, lança son cartable, enjamba la balustrade et attrapa la gaine de la gouttière qui se dressait à la verticale.
Entre les ricanements de Fer-Blanc et le tintamarre du carnaval, il descendit le conduit à la manière d’un singe, pieds en éclaireurs, mains cramponnées. Puis il sauta, se retournant dans le vide pour se positionner face au bitume. Le choc lui coupa le souffle et lui enfonça les os dans la chair. Il roula par terre et vit en image inversée les flics en uniforme qui fermaient toutes les issues. Il était foutu.
Il atterrit contre une vitrine et songea, avec étonnement, qu’il ne ressentait ni douleur ni panique. Les hommes s’étaient retournés et braquaient leur calibre sur lui. Dans la lumière et le tourbillon des sirènes, il pouvait voir que les gars tremblaient sous leurs casquettes et qu’ils avaient aussi peur que lui, sinon plus.
À cet instant, un tramway jaillit sur sa droite et occulta son champ de vision, remplaçant les flics en arme par des visages stupéfaits de passagers derrière des vitres lacérées de soleil. Il se releva sans réfléchir. Il ramassa son cartable et murmura « matriochka », avant de courir à fond vers la musique du carnaval.
Sa vie n’était qu’une vaste blague.
70
IL RATTRAPA LE TRAMWAY, passa devant la voiture de tête, à l’oblique, et évita un autre convoi qui arrivait dans l’autre sens. Il courut entre les deux rames, assourdi par le raffut. Quelques secondes plus tard, il se déplaçait vers la gauche, s’éloignant des rails. Il renforça son sprint sans même jeter un regard à la Maison Arbour et aux légions de flics qui devaient s’élancer à ses trousses.
Il connaissait la suite. Il l’avait déjà vécue. Anaïs et les autres allaient ressortir de l’immeuble, se séparer et se répandre sur l’avenue de la République et parmi les rues avoisinantes. Des appels à d’autres voitures seraient lancés, des véhicules surgiraient, des sirènes hurleraient, des hommes dégaineraient, tous à l’affût d’un seul et même gibier — lui.
Il parvint sur une place où trônait la statue blanche d’un personnage historique. Un bref instant, il s’arrêta, à bout de souffle. Il vit des arbres. Une église à portique antique. Des parasols. Il vit des piétons, des voitures, des couples attablés aux terrasses des cafés. Personne ne prêtait attention à lui.
Il dut se concentrer quelques secondes, mains sur les genoux, pour capter le signal qu’il cherchait : la musique du carnaval. Elle était couverte par les mugissements des sirènes mais il parvint à identifier son orientation.
Il emprunta une grande avenue qui s’ouvrait sur la droite. Une fois dans le carnaval, il se fondrait dans la masse. Il s’y dissoudrait jusqu’à devenir invisible… Courir ne l’empêchait pas de penser. Mais ses idées n’avaient aucune cohérence. Les révélations de Fer-Blanc. Sa présence auprès d’Icare. Matriochka… Trop de questions, et jamais de réponse… Sans s’en rendre compte, il murmurait en cadence :
— Matriochka… Matriochka… Matriochka…
Il courait à corps perdu. Les promeneurs l’observaient maintenant, établissant un lien inconscient entre ce gars affolé et les sirènes qui déchiraient le ciel. Soudain, s’ouvrit sur sa gauche une rue minuscule, gorgée de passants et de boutiques, parallèle à la grande avenue. Il bifurqua, joua des coudes, s’enfouit parmi les badauds.
D’un coup, il était à Marseille.
Dans l’inextricable quartier du Panier.
Sans doute la Vieille Ville de Nice…
Pas le temps de se repérer, de s’orienter. Il devait suivre toujours le martèlement qui battait comme un cœur géant dans l’atmosphère. Les boutiques se déversaient sur les pavés. Des parapluies. Des sacs. Des chemises. Une nouvelle place. Un marché aux poissons. Puis une ruelle encore, plus mince, plus sombre, où l’odeur des fruits paraissait sédimenter l’ombre et la pierre.
La musique se rapprochait…
La musique allait le sauver…