On me donna une clé de la crèche et on me dit que je pourrais continuer à occuper ma cabine en attendant que l’on me trouve un logement de la guilde. On me rappela une fois de plus mon serment. J’allai directement me coucher et dormir.
Je fus éveillé de bonne heure par un des membres de la guilde dont j’avais fait la connaissance la veille. C’était le Futur Denton. Il attendit que j’eusse revêtu mon uniforme neuf d’apprenti, puis m’entraîna hors de la crèche. Nous ne prîmes pas le même chemin qu’avec Bruch, la veille ; il me guida par une succession d’escaliers. La ville était silencieuse. En passant devant une horloge, je constatai qu’il était encore très tôt, à la vérité, à peine plus de 3 heures et demie du matin. Les couloirs étaient déserts et la plupart des lumières plafonnières étaient en veilleuse.
Nous finîmes par arriver à un escalier en spirale aboutissant à une épaisse porte d’acier. Futur Denton prit une lampe de poche et l’éclaira. Il y avait deux serrures ; il ouvrit et me fit signe de passer devant lui.
Je sortis dans le froid et la nuit, si intenses l’un et l’autre que cela me causa un choc. Denton referma la porte à clé. Quand il promena autour de lui le faisceau de sa lampe de poche, je constatai que nous étions sur une petite plate-forme bordée d’un garde-fou d’environ un mètre de haut. Nous allâmes au bord de la plate-forme. Denton éteignit sa lampe et l’obscurité redevint totale.
— Où sommes-nous ? demandai-je.
— Ne parlez pas. Attendez… et continuez à observer.
Je ne voyais absolument rien. Mes yeux, encore habitués à la clarté relative des couloirs, me jouaient des tours, me suggérant des formes colorées autour de moi ; mais au bout d’un moment, ces visions disparurent. Les ténèbres n’étaient pas ma préoccupation principale ; déjà le mouvement de l’air froid autour de moi me glaçait et je tremblais. L’acier de la main courante me faisait l’impression d’un javelot de glace. Je bougeais les mains pour me soulager de mon inconfort. Impossible de lâcher prise, cependant. Jamais encore je ne m’étais trouvé aussi isolé de ce que je connaissais, jamais encore je n’avais subi un tel impact d’inconnu. Tout mon corps se contractait, comme dans l’attente d’une explosion ou d’un coup soudain, mais il ne se passait rien. Tout autour de moi, le froid, le noir, et le silence écrasant, hormis le bruissement du vent à mes oreilles.
Au fur et à mesure que s’écoulaient les minutes – et que mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité – je m’apercevais qu’il me devenait possible de distinguer des formes vagues autour de moi.
Je voyais Futur Denton debout près de moi, haute silhouette sombre dans sa cape, découpée sur le noir moins profond de ce qui se dressait au-dessus de lui. Sous la plate-forme je percevais une structure énorme, irrégulière, noir et noir sur noir.
Mais autour de tout cela, ce n’était que ténèbres impénétrables. Je n’avais aucun point de repère, rien qui me permît de discerner des formes ou des contours. C’était effrayant, mais seulement d’un point de vue émotif : je ne me sentais pas menacé physiquement. Il m’était parfois arrivé de rêver d’un endroit similaire et je m’éveillais alors, conservant un moment des images résiduelles, qui ressemblaient à ce qui m’entourait. Et cette fois, ce n’était pas un rêve : impossible d’imaginer ce froid mordant, ou la précision stupéfiante de mes nouvelles perceptions d’espace et de dimensions. Je savais seulement que c’était ma première aventure hors de la cité – puisqu’il ne pouvait en être autrement – et que cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais prévu.
Quand je fus bien pénétré de cette réalité, les effets du froid et du noir sur mon orientation passèrent au second plan. C’était donc cela que j’avais attendu si longtemps !
Denton n’avait plus à m’imposer silence. J’étais incapable de parler et l’eussé-je tenté que les mots se seraient étouffés dans ma gorge ou perdus dans le vent. Tout ce que je pouvais faire, c’était regarder… et en regardant, je ne voyais rien d’autre qu’une étrange nappe de terrain sous la nuit voilée.