Je les comprenais dans une certaine mesure. À ciel ouvert, sans un endroit ombragé, le travail était pénible dans une chaleur pareille. Bien que je fusse décidé à ne pas ralentir la cadence, ma fatigue physique était plus que je ne pouvais supporter. C’était en tout cas plus exténuant que tout ce que j’avais jamais fait.
Les voies au sud de la ville s’allongeaient sur environ un kilomètre, se terminant en un point qui n’avait rien de particulier. Elles étaient au nombre de quatre, chacune comprenant deux rails de métal posés sur des traverses de bois qui reposaient à leur tour sur des semelles de béton enterrées. L’équipe de Malchuskin avait déjà considérablement raccourci deux des voies et nous nous acharnions maintenant sur la plus longue des deux autres, celle de droite, à l’extérieur.
Malchuskin m’expliqua que si je raisonnais avec la ville devant nous, les quatre voies s’identifiaient par gauche et droite, extérieure et intérieure, dans chaque cas.
Le travail ne demandait guère de réflexion. Une besogne routinière, mais très pénible.
Il fallait tout d’abord desserrer les tire-fond sur toute la longueur du tronçon de rail. On posait alors ce dernier sur le côté et on libérait de même le second. Nous nous attaquions ensuite aux traverses, fixées aux semelles bétonnées par deux pinces qu’il fallait desserrer et dégager à la main. Une fois détachée, la traverse était posée sur une draisine en attente sur le tronçon suivant. La fondation de béton, préfabriquée, comme je m’en aperçus, était réutilisable. Il fallait l’ôter de son logement dans le sol et la placer également sur la draisine. Cela fait, on plaçait les rails sur des supports spéciaux installés sur le côté du chariot.
Malchuskin ou moi conduisions alors la draisine, mue par des accumulateurs, jusqu’au tronçon suivant et l’on recommençait l’opération. Une fois le chariot entièrement chargé, toute l’équipe s’y embarquait pour rouler jusqu’à l’arrière de la ville. On le garait là pour recharger la batterie en la branchant sur une prise placée à cette fin dans la muraille de la cité.
Il nous fallut la plus grande partie de la matinée pour effectuer le chargement et mener la draisine à la ville. J’avais l’impression que mes bras allaient se détacher de mes épaules. Mon dos me faisait souffrir. J’étais d’une saleté repoussante et inondé de sueur. Malchuskin, qui n’avait pas moins peiné que les autres – plutôt davantage – me sourit.
— Et maintenant, on décharge et on recommence, dit-il.
Je regardai les ouvriers. Ils paraissaient dans le même état que moi, et pourtant je les soupçonnais d’en avoir moins fait, bien que je fusse débutant, n’ayant pas encore appris l’art d’économiser mes forces. La plupart d’entre eux s’étaient couchés dans la petite bande d’ombre que projetait la masse de la ville.
— Très bien, répondis-je.
— Non… je plaisantais. Croyez-vous que cette bande bougerait encore sans s’être rempli le ventre ?
— Non.
— Bon, alors… on mange.
Je l’accompagnai et nous nous partageâmes de la nourriture synthétique réchauffée. Il n’avait rien d’autre à m’offrir.
L’après-midi commença par le déchargement. Les traverses, les fondations et les rails furent rechargés sur un autre véhicule à accumulateurs, qui roulait cette fois sur quatre gros pneus ballon. Une fois le transfert terminé, nous conduisîmes le chariot au bout de la voie pour recommencer l’opération. L’après-midi était torride et les hommes travaillaient avec lenteur. Malchuskin lui-même avait un peu molli et quand la draisine eut reçu sa charge, il accorda une halte.
— J’aimerais bien faire encore un chargement aujourd’hui, me déclara-t-il.
Il but longuement au goulot d’une bouteille d’eau.
— Je suis prêt, dis-je.
— Peut-être. Vous voulez vous en occuper tout seul ?
— Écoutez… je suis prêt, répétai-je, me refusant à avouer mon état d’épuisement.
— On ne pourra déjà rien tirer de vous demain. Non. On décharge ce chariot, on le roule jusqu’au bout de la voie et ce sera tout.
Ce ne fut pas tout, en réalité. Quand nous eûmes conduit la draisine au bout de la voie, Malchuskin ordonna aux hommes de combler le dernier emplacement avec toute la terre et la poussière que l’on pouvait trouver. Ce remblai s’étendit sur vingt mètres.
J’en demandai la raison à Malchuskin.
Il me désigna du menton la voie longue la plus proche, gauche intérieure. Au bout se dressait un bloc massif de béton, solidement planté dans le sol.
— Préféreriez-vous en planter un comme ça à la place ? me demanda-t-il.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un butoir. Imaginez que les câbles se rompent tous à la fois… la ville partirait en arrière et quitterait les rails. Déjà ces butoirs n’offriraient pas grande résistance, mais c’est tout ce que nous pouvons faire.
— La ville a-t-elle déjà reculé ?
— Une fois.