Clausewitz descendit de l’estrade tandis que deux ou trois membres ouvraient les portes de la salle. Les autres personnes rentrèrent lentement pour la fin de la cérémonie. L’atmosphère s’était maintenant considérablement allégée. Tandis que la salle s’emplissait, j’entendis des rires et je remarquai que l’on dressait une grande table dans le fond du hall. Les administrateurs ne paraissaient éprouver aucune rancœur d’avoir été exclus d’une partie de la cérémonie. Je me dis que la chose devait être assez fréquente pour qu’on n’y prêtât plus attention, mais je me demandai brièvement jusqu’à quel point tous ces gens avaient deviné ce qui se passait. Quand le secret existe ouvertement, si j’ose dire, il est ouvert à toutes les spéculations. Aucun système de sécurité ne pouvait être assez étanche pour que le seul fait de renvoyer les gens d’une salle lors d’une passation de serment pût les maintenir dans l’ignorance totale. À ma connaissance il n’y avait pas eu de gardes aux portes. Qui aurait pu empêcher quelqu’un de prêter l’oreille pendant que je lisais le serment ?
J’eus peu de temps à consacrer à ces réflexions car la pièce s’emplissait d’activité. Les gens se parlaient avec animation et il y avait beaucoup de bruit tandis que l’on couvrait la table de grandes assiettes de nourriture et de nombreuses boissons. Mon père me conduisit de groupe en groupe et me présenta à tellement de personnes que je fus bientôt dans l’incapacité de me rappeler leurs noms et leurs titres.
— Ne devrais-tu pas me présenter aux parents de Victoria ? lui demandai-je, en apercevant le Bâtisseur de Ponts Lerouex debout à l’écart avec une administratrice que je présumai être sa femme.
— Non… c’est pour plus tard.
Il m’entraîna et les poignées de main se succédèrent.
Je me demandais où était Victoria car à présent que la cérémonie officielle était terminée, il fallait certainement annoncer nos fiançailles. J’étais maintenant impatient de la voir, en partie par simple curiosité, mais aussi parce que je l’avais connue auparavant. Je me sentais perdu parmi ces gens plus âgés et plus expérimentés que moi, alors que Victoria était de ma génération. Elle aussi venait de la crèche ; elle avait eu les mêmes fréquentations que moi et nous étions d’âge voisin. Dans cette salle bourrée de membres des guildes, elle aurait agréablement évoqué ce que je laissais derrière moi. J’avais franchi le grand pas vers le monde adulte et cela me suffisait pour un jour.
Le temps passait. Je n’avais pas mangé depuis que Bruch m’avait éveillé et la vue des aliments me rappelait combien j’avais faim. Mon attention se détournait des aspects mondains de la cérémonie. C’en était trop d’un coup. Pendant une demi-heure encore, je dus suivre mon père et bavarder sans grand enthousiasme avec les gens qu’on me présentait, mais ce que j’aurais particulièrement apprécié, c’eût été un peu de temps à moi, pour réfléchir à tout ce que j’avais appris.
Finalement mon père me laissa avec un groupe d’administrateurs des synthétiques (j’appris qu’ils étaient responsables de la production de tous les aliments synthétiques et des matières organiques utilisés dans la ville) et je le vis se rapprocher de l’endroit où se tenait Lerouex. Ils échangèrent quelques mots et Lerouex approuva de la tête.
Au bout d’un instant mon père revint et m’entraîna sur le côté.
— Attends ici, Helward, dit-il. Je vais annoncer tes fiançailles. Quand Victoria entrera dans la salle, viens me rejoindre.
Il partit en hâte et parla à Clausewitz. Le Navigateur regagna son siège sur l’estrade.
— Membres des guildes et administrateurs ! cria Clausewitz par-dessus le brouhaha des conversations. Nous avons encore une nouvelle à vous annoncer. Il s’agit des fiançailles de l’apprenti Mann avec la fille du Bâtisseur de Ponts Lerouex.
Topographe du Futur Mann, aimeriez-vous prendre la parole ?
Mon père alla se placer à un bout de la salle et se tourna vers l’estrade. D’un débit trop rapide, il parla un peu de moi. Venant s’ajouter à tous les événements de la matinée, cela accrut encore ma confusion. Mal à l’aise quand nous étions ensemble, mon père et moi n’avions jamais été aussi proches qu’il le donnait à entendre. Je voulais l’interrompre, je voulais quitter la pièce jusqu’à ce qu’il eût fini son discours, mais j’étais toujours le centre d’intérêt de la foule. Je me demandai si les membres des guildes soupçonnaient à quel point ils me faisaient prendre en dégoût leur penchant aux cérémonies et autres solennités.
Mon père se tut, à mon soulagement, mais resta devant l’estrade. D’un autre coin du hall, Lerouex manifesta son intention de présenter sa fille. Une porte s’ouvrit et Victoria fit son entrée, au bras de sa mère.
Comme mon père me l’avait prescrit, j’allai le rejoindre. Il me secoua la main. Lerouex embrassa Victoria. Mon père l’embrassa à son tour et lui offrit une bague. Un autre discours. Finalement, je fus présenté à la jeune fille. Nous n’eûmes pas une chance de nous parler.
Les festivités se poursuivirent.
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