Il était conscient de l’insistance de son regard, mais elles ne lui accordaient pas la moindre attention. Ce qui le travaillait, c’était le soupçon croissant que ces trois-là avaient été en un temps semblables aux misérables femmes qu’il avait vues dans les villages : leur venue à la ville leur avait restitué provisoirement une partie de la santé et de la beauté qui auraient été leurs si elles n’étaient pas nées dans la pauvreté.
L’administratrice traça rapidement leur portrait. Elles s’appelaient respectivement Rosario, Caterina et Lucia. Elles parlaient un peu l’anglais. Chacune d’elles était restée dans la ville plus de soixante kilomètres et chacune avait donné naissance à un bébé. Il y avait eu deux garçons et une fille. Lucia – mère de l’un des garçons – ne voulait pas garder l’enfant, qui resterait donc dans la cité et serait élevé dans la crèche. Rosario avait décidé de conserver son petit garçon et elle le ramènerait au village. Caterina n’avait pas eu le choix : mais de toute façon l’idée de ne jamais revoir sa petite fille l’avait laissée parfaitement indifférente.
L’administrateur expliqua qu’il fallait donner à Rosario autant de lait en poudre qu’elle en demanderait, parce qu’elle allaitait encore le bébé. Les deux autres se nourriraient comme lui-même.
Helward ébaucha un sourire amical à l’adresse des trois filles, mais elles ne lui prêtèrent aucune attention. Quand il voulut regarder le bébé de Rosario, celle-ci lui tourna le dos en serrant l’enfant contre sa poitrine, d’un geste possessif.
Il n’y avait plus rien à dire. Ils prirent le couloir vers l’ascenseur, les trois filles portant leurs maigres biens. Ils s’entassèrent dans la cabine et Helward manœuvra le bouton pour descendre au niveau le plus bas.
Les filles continuaient à ne pas tenir compte de lui et bavardaient dans leur propre langue. Quand la cabine s’arrêta devant le passage sombre sous la cité, Helward eut du mal à en extraire l’équipement. Aucune des filles ne l’aida ; elles se contentaient de l’observer avec des mines amusées. Helward se chargea péniblement de tous les paquets et partit en chancelant vers la sortie sud.
Le soleil était éblouissant. Il posa son fardeau et jeta un coup d’œil circulaire.
La ville avait avancé depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé dehors et maintenant les équipes de voies enlevaient les rails. Les filles se protégèrent les yeux de la main pour examiner les alentours. C’était probablement la première fois qu’elles revoyaient l’extérieur depuis leur entrée dans la ville.
Le bébé se mit à pleurer dans les bras de Rosario.
— Voudriez-vous m’aider à porter tout ceci ? demanda Helward en montrant le tas de nourriture et d’équipement.
Les filles le regardèrent comme si elles ne comprenaient pas.
— Nous devrions nous partager la charge.
Elles ne répondirent pas. Il s’assit sur le sol pour déballer le paquet renfermant la nourriture. Il décida que ce ne serait pas juste de faire porter un fardeau supplémentaire à Rosario, aussi divisa-t-il les aliments en trois, un des paquets à chacune des deux autres, et le reste dans son paquetage. Lucia et Caterina trouvèrent à contrecœur de la place dans leurs fourre-tout pour la nourriture. La longueur de corde était la partie la plus encombrante du matériel, mais Helward réussit à la rouler très serrée et à la bourrer dans son sac. Il parvint à faire tenir les grappins et les crampons dans le paquet de la tente et des sacs de couchage. Son chargement était maintenant plus maniable, mais guère moins lourd, et, malgré les avertissements de Clausewitz, il eut la tentation d’en abandonner la plus grande partie.
Le bébé continuait à pleurer, mais Rosario ne paraissait pas s’en soucier.
— Venez, leur dit-il, irrité.
Il partit vers le sud, parallèlement aux voies. Les filles ne tardèrent pas à le suivre. Elles restèrent groupées, marchant à quelques mètres de lui.
Helward tenta d’adopter une bonne allure, mais il se rendit compte au bout d’une heure que ses calculs concernant la durée du voyage avaient été beaucoup trop optimistes. Les trois femmes allaient lentement et se plaignaient à haute voix de la chaleur et des accidents du terrain. Lui-même avait bien trop chaud sous son uniforme et le poids de son harnachement.
Ils étaient encore en vue des murs de la ville. Le soleil approchait de midi, et le bébé n’avait pas cessé de pleurer. Helward n’avait connu jusque-là qu’un instant de répit : une courte conversation avec Malchuskin qui, heureux de le revoir, leur avait souhaité bon voyage tout en formulant encore des griefs contre les manœuvres de l’extérieur.
Fidèles à leur attitude, les filles ne l’avaient pas attendu pendant qu’il causait et il avait dû quitter Malchuskin en hâte pour les rattraper.
Il décida de faire une halte.
— Ne pouvez-vous l’empêcher de pleurer ? demanda-t-il à Rosario en désignant l’enfant.
La fille lui lança un regard noir et s’assit par terre.
— Bon, dit-elle, je nourris.