Mais bientôt le pont fut prêt. Il y eut encore une journée d’attente, pendant laquelle Lerouex et les autres hommes des Ponts exécutèrent une série de tests compliqués. Leurs expressions trahissaient encore de l’inquiétude quand ils eurent déclaré le pont utilisable et sûr. Pendant la nuit, la ville se prépara au mouvement.
Lorsque l’aube parut, les hommes de la Traction donnèrent le signal et la cité se mit en route avec des précautions et une lenteur infinies. J’avais choisi un point d’observation sur l’une des deux tours de suspension du versant sud du gouffre et quand les galets avant de la ville s’engagèrent peu à peu sur les rails, je sentis la vibration dans toute la tour tandis que les chaînes se raidissaient sous le fardeau. À la faible clarté du soleil levant je les vis se tendre de façon plus accentuée sous le chargement, les rails pliant visiblement sous l’énorme pression. Je regardai l’homme des Ponts accroupi sur la tour à quelques mètres de moi. Toute son attention se concentrait sur un appareil de mesure de tension relié aux chaînes supérieures. Personne de ceux qui observaient la délicate opération ne bougeait ni ne parlait, comme si le plus faible déplacement d’air allait rompre l’équilibre. La ville continua d’avancer et bientôt tout son poids reposa sur la longueur du pont.
Le silence fut brutalement rompu. Dans un craquement terriblement bruyant, renvoyé en écho par les parois rocheuses du ravin, un des câbles de treuil se rompit et cingla en coup de fouet une rangée de miliciens. Un tremblement parcourut la structure du pont et j’entendis au sein de la cité la plainte croissante du treuil tournant follement, immédiatement coupée quand l’homme de la Traction qui contrôlait les différentiels le débrancha. À présent, tirée par quatre câbles seulement, visiblement ralentie, la ville poursuivait son laborieux chemin. Du côté nord du ravin, le câble rompu s’étendait comme un long serpent sur le sol, lové sur les cadavres de cinq miliciens.
Le moment le plus dangereux de la traversée était passé – la ville avançait entre les deux tours nord et commençait à descendre les rampes à faible vitesse en direction des supports de poulies. Elle s’immobilisa bientôt, mais personne ne dit mot. Aucun sentiment de soulagement, pas de cris de triomphe. De l’autre côté du gouffre, on plaçait les corps des miliciens sur des civières pour les ramener en ville. Celle-ci était en sûreté pour le moment mais il y avait encore beaucoup à faire. Le pont avait causé un retard inévitable et la ville était maintenant à sept kilomètres de l’optimum. Il fallait démonter les voies et réparer le câble rompu. Il fallait en outre démanteler les tours de suspension et les chaînes en vue de leur utilisation future.
En effet, la ville ne tarderait plus à repartir… toujours en avant, toujours au nord, vers l’optimum qui réussissait cependant à se maintenir à plusieurs kilomètres en avance.
DEUXIÈME PARTIE
1
Helward Mann était à cheval. Debout sur les étriers, la tête baissée contre le cou de la grande jument baie, il jouissait de la sensation de vitesse : le vent qui lui tirait les cheveux en arrière, le bruit des sabots sur le sol caillouteux, le jeu des muscles de sa monture, la crainte constante d’une chute, d’une projection en avant. Il allait au sud, s’éloignant du village primitif qu’il venait de quitter, par les collines et par la plaine, jusqu’à la ville. Quand la cité Terre lui apparut derrière une levée de terrain, Helward ramena sa bête au trot et lui fit décrire un arc de cercle pour repartir vers le nord. Bientôt le cheval prit le pas, tandis que le soleil devenait plus chaud. Helward mit pied à terre et marcha près de sa monture.
Il songeait à Victoria, enceinte depuis de nombreux kilomètres. Elle était belle, paraissait en bonne santé, et l’administrateur de Médecine lui avait dit que la grossesse se déroulait normalement. Helward était maintenant autorisé à rester davantage en ville, aussi passaient-ils de nombreuses journées ensemble, Victoria et lui. Heureusement, la ville se déplaçait de nouveau en terrain non accidenté, car il savait que si un autre pont se révélait nécessaire – ou s’il se présentait un obstacle inattendu – les loisirs qu’il pouvait consacrer à sa femme seraient considérablement réduits.