Le principal sujet d’inquiétude, à propos des treuils, concernait les roulements, très usés après des milliers de kilomètres de fonctionnement. Pendant mon séjour à la Traction, on discuta abondamment pour savoir s’il fallait accomplir le remorquage avec quatre treuils – ce qui aurait permis de disposer d’un temps plus long pour la révision des roulements – ou avec les six à la fois, ce qui en eût réduit l’usure. La majorité devait préférer le système actuel, car il ne fut pas pris de décision importante.
Une des tâches qu’on m’attribua fut la vérification des câbles. On y procédait régulièrement car les câbles étaient aussi anciens que les treuils et les ruptures étaient fréquentes. Chacun des six câbles avait été réparé plusieurs fois et d’autres parties commençaient à s’effilocher. En conséquence, avant une traction, il fallait inspecter tous les câbles pied par pied, les nettoyer et les graisser, et, le cas échéant, faire des ligatures sur les parties usées.
Dans la chambre du réacteur ou pendant le travail aux câbles, à l’extérieur, la conversation ne portait que sur la nécessité de rattraper le terrain perdu en direction de l’optimum, sur l’amélioration des treuils, sur la façon de fabriquer des câbles neufs. La guilde entière fourmillait d’idées, mais ses membres n’étaient pas hommes à se complaire dans la théorie. Ils s’intéressaient beaucoup aux questions d’urbanisme – par exemple, pendant mon séjour, un projet fut mis sur pied en vue de la construction d’un réservoir d’eau supplémentaire. Un plaisant avantage de cette période de mon apprentissage, c’était que je pouvais passer mes nuits avec Victoria. Même si je regagnais notre chambre tout échauffé et sale après mon travail, je n’en profitais pas moins des douceurs du foyer, qui s’ajoutaient à la satisfaction de faire œuvre utile.
Un jour, pendant que je travaillais à l’extérieur et que l’un des câbles était mécaniquement tiré vers l’emplacement lointain d’un support, je questionnai l’homme de la guilde avec lequel je me trouvais au sujet de Gelman Jase.
— C’est un de mes vieux amis, apprenti de votre guilde. Le connaissez-vous ?
— À peu près de votre âge ?
— Un peu plus âgé.
— Il y a quelques kilomètres, nous avions deux apprentis. Mais je ne me rappelle pas leurs noms. Je peux vérifier, si vous y tenez.
J’avais envie de revoir Jase. Il y avait longtemps qu’on s’était quittés et j’aurais aimé comparer mes impressions avec celles d’un garçon qui passait par les mêmes phases que moi.
Plus tard dans la journée, l’homme me confirma que Jase avait bien été l’un des apprentis en question. Je lui demandai comment je pourrais le rencontrer.
— Il ne reviendra pas par ici avant un bon bout de temps.
— Où est-il ?
— Il a quitté la ville. Descendu vers le passé.
Mon séjour avec la guilde de la Traction prit fin trop vite et l’on me transféra aux Échanges pour les cinq kilomètres suivants. J’accueillis la nouvelle avec des sentiments mitigés, ayant assisté en personne à l’une des activités de la guilde. J’eus la surprise d’apprendre que je travaillerais avec Échanges Collings… et que, de surcroît, c’était lui qui m’avait réclamé.
— J’ai entendu dire que vous alliez être avec notre guilde pendant cinq kilomètres, me dit-il. J’ai pensé qu’il serait bon que je vous montre que notre travail ne consiste pas uniquement à nous occuper de tooks en rébellion.
Comme tous les autres membres des guildes, Collings avait une chambre dans l’une des tours avancées de la ville et il m’y emmena pour me montrer un long rouleau de papier sur lequel était tracé un plan détaillé.
— Inutile de prêter trop d’attention à ceci. C’est la carte du terrain devant nous, dressée par les Futurs. (Il m’indiqua les symboles pour les montagnes, les vallées, les cours d’eau, les pentes accentuées… toutes informations vitales pour ceux qui calculaient la route que devait suivre la cité dans sa longue et lente progression vers l’optimum :) Ces carrés noirs représentent des agglomérations, des villages. C’est ce qui nous intéresse. Combien de langues parlez-vous ?
Je lui avouai que je n’avais jamais été très doué pour les langues, à la crèche, que je ne parlais que le français… et encore assez mal.
— Heureusement que vous n’avez pas choisi notre guilde pour votre avenir, dit-il. L’aptitude aux langues étrangères est la base de nos activités.
Il me dit que les habitants locaux parlaient l’espagnol et que lui-même et son collègue avaient dû apprendre cette langue dans un des livres de la bibliothèque, car il n’y avait pas dans la cité un seul descendant d’Espagnols. Ils se débrouillaient, mais les divers patois leur posaient des problèmes.
Collings me dit que toutes les guildes du premier ordre embauchaient régulièrement de la main-d’œuvre. Parfois les Pontonniers devaient en embaucher pour de courtes périodes, mais la majeure partie des activités des Échanges consistait à trouver des volontaires pour les voies… et pour ce que Collings appelait « le transfert ».
— Qu’est-ce donc ? demandai-je aussitôt.