Mme de Villefort, étrangère à toutes ces passions dont les feux croisés passaient au-dessus de sa tête, retenait en ce moment la balle de son fils, lui faisant signe de la venir chercher avec un baiser; mais Édouard se fit prier longtemps; la caresse maternelle ne lui paraissait probablement pas une récompense suffisante au dérangement qu’il allait prendre. Enfin il se décida, sauta de la fenêtre au milieu d’un massif d’héliotropes et de reines-marguerites, et accourut à Mme de Villefort le front couvert de sueur. Mme de Villefort essuya son front, posa ses lèvres sur ce moite ivoire, et renvoya l’enfant avec sa balle dans une main et une poignée de bonbons dans l’autre.
Villefort, attiré par une invisible attraction, comme l’oiseau est attiré par le serpent, Villefort s’approcha de la maison, à mesure qu’il s’approchait, le regard de Noirtier s’abaissait en le suivant, et le feu de ses prunelles semblait prendre un tel degré d’incandescence, que Villefort se sentait dévoré par lui jusqu’au fond du cœur. En effet, on lisait dans ce regard un sanglant reproche en même temps qu’une terrible menace. Alors les paupières et les yeux de Noirtier se levèrent au ciel comme s’il rappelait à son fils un serment oublié.
«C’est bon! monsieur, répliqua Villefort au bas de la cour, c’est bon! prenez patience un jour encore; ce que j’ai dit est dit.»
Noirtier parut calmé par ces paroles, et ses yeux se tournèrent avec indifférence d’un autre côté.
Villefort déboutonna violemment sa redingote qui l’étouffait, passa une main livide sur son front et rentra dans son cabinet.
La nuit se passa froide et tranquille; tout le monde se coucha et dormit comme à l’ordinaire dans cette maison. Seul, comme à l’ordinaire aussi, Villefort ne se coucha point en même temps que les autres, et travailla jusqu’à cinq heures du matin à revoir les derniers interrogatoires faits la veille par les magistrats instructeurs, à compulser les dépositions des témoins et à jeter de la netteté dans son acte d’accusation, l’un des plus énergiques et des plus habilement conçus qu’il eût encore dressés.
C’était le lendemain lundi que devait avoir lieu la première séance des assises. Ce jour-là, Villefort le vit poindre blafard et sinistre, et sa lueur bleuâtre vint faire reluire sur le papier les lignes tracées à l’encre rouge. Le magistrat s’était endormi un instant tandis que sa lampe rendait les derniers soupirs: il se réveilla à ses pétillements, les doigts humides et empourprés comme s’il les eût trempés dans le sang.
Il ouvrit sa fenêtre: une grande bande orangée traversait au loin le ciel et coupait en deux les minces peupliers qui se profilaient en noir sur l’horizon. Dans le champ de luzerne, au-delà de la grille des marronniers, une alouette montait au ciel, en faisant entendre son chant clair et matinal.
L’air humide de l’aube inonda la tête de Villefort et rafraîchit sa mémoire.
«Ce sera pour aujourd’hui, dit-il avec effort; aujourd’hui l’homme qui va tenir le glaive de la justice doit frapper partout où sont les coupables.»
Ses regards allèrent alors malgré lui chercher la fenêtre de Noirtier qui s’avançait en retour, la fenêtre où il avait vu le vieillard la veille.
Le rideau en était tiré.
Et cependant l’image de son père lui était tellement présente qu’il s’adressa à cette fenêtre fermée comme si elle était ouverte, et que par cette ouverture il vit encore le vieillard menaçant.
«Oui, murmura-t-il, oui, sois tranquille!»
Sa tête retomba sur sa poitrine, et, la tête ainsi inclinée, il fit quelques tours dans son cabinet, puis enfin il se jeta tout habillé sur un canapé, moins pour dormir que pour assouplir ses membres raidis par la fatigue et le froid du travail qui pénètre jusque dans la moelle des os.
Peu à peu tout le monde se réveilla. Villefort, de son cabinet, entendit les bruits successifs qui constituent pour ainsi dire la vie de la maison: les portes mises en mouvement, le tintement de la sonnette de Mme de Villefort qui appelait sa femme de chambre, les premiers cris de l’enfant, qui se levait joyeux comme on se lève d’habitude à cet âge.
Villefort sonna à son tour. Son nouveau valet de chambre entra chez lui et lui apporta les journaux.
En même temps que les journaux, il apporta une tasse de chocolat.
«Que m’apportez-vous là? demanda Villefort.
– Une tasse de chocolat.
– Je ne l’ai point demandée. Qui prend donc ce soin de moi?
– Madame; elle m’a dit que monsieur parlerait sans doute beaucoup aujourd’hui dans cette affaire d’assassinat et qu’il avait besoin de prendre des forces.»
Et le valet déposa sur la table dressée près du canapé, table, comme toutes les autres, chargée de papiers, la tasse de vermeil.
Le valet sortit.