– Sans doute, quand cette personne est connue.
– Celle dont je veux parler est fort connue.
– Son nom?
– M. le comte Joseph Balsamo.
Rousseau frissonna; il n’avait pas oublié la séance de la rue Plâtrière.
– Que voulez-vous à cet homme? demanda-t-il.
– Une chose toute simple. Je vous avais accusé, vous, mon maître, d’être moralement la cause de mon crime, puisque je croyais n’avoir obéi qu’à la loi naturelle.
– Et je vous ai détrompé? s’écria Rousseau tremblant à l’idée de cette responsabilité.
– Vous m’avez éclairé, du moins.
– Eh bien, que voulez-vous dire?
– Que mon crime a non seulement eu une cause morale, mais une cause physique.
– Et ce comte de Balsamo est la cause physique, n’est-ce pas?
– Oui. J’ai copié des exemples, j’ai saisi une occasion, et, en cela, je le reconnais maintenant, j’ai agi en animal sauvage, et non en homme. L’exemple, c’est vous; l’occasion, c’est M. le comte de Balsamo. Où demeure-t-il? le savez-vous?
– Oui.
– Donnez-moi son adresse, alors.
– Rue Saint-Claude, au Marais.
– Merci, je vais chez lui de ce pas.
– Prenez garde, mon enfant, s’écria Rousseau en le retenant, c’est un homme puissant et profond.
– Ne craignez rien, monsieur Rousseau, je suis résolu, et vous m’avez appris à me posséder.
– Vite, vite, montez là-haut! s’écria Rousseau, j’entends se fermer la porte de l’allée; c’est sans doute madame Rousseau qui rentre; cachez-vous dans ce grenier jusqu’à ce qu’elle soit revenue ici; ensuite vous sortirez.
– La clef, s’il vous plaît?
– Au clou, dans la cuisine, comme d’habitude.
– Adieu, monsieur, adieu.
– Prenez du pain, je vous préparerai du travail pour cette nuit.
– Merci!
Et Gilbert s’esquiva si légèrement, qu’il était déjà dans son grenier avant que Thérèse eût monté le premier étage.
Muni du précieux renseignement que lui avait donné Rousseau, Gilbert ne fut pas long à exécuter son projet.
En effet, Thérèse n’eut pas plus tôt refermé la porte de son appartement, que le jeune homme, qui, de la porte de la mansarde, avait suivi tous ses mouvements, descendit l’escalier avec autant de rapidité que s’il n’eût pas été affaibli par un long jeûne. Il avait la tête pleine d’idées d’espérance, de rancunes, et derrière tout cela planait une ombre vengeresse qui l’aiguillonnait de ses plaintes et de ses accusations.
Il arriva rue Saint-Claude dans un état difficile à décrire.
Comme il entrait dans la cour de l’hôtel, Balsamo reconduisait jusqu’à la porte le prince de Rohan, qu’un devoir de politesse avait amené chez son généreux alchimiste.
Or, comme le prince en sortait, s’arrêtant une dernière fois pour renouveler ses remerciements à Balsamo, le pauvre enfant, déguenillé, s’y glissait comme un chien, n’osant regarder autour de lui de peur de s’éblouir.
Le carrosse du prince Louis l’attendait au boulevard; le prélat traversa lestement l’espace qui le séparait de sa voiture, qui partit avec rapidité dès que la portière fut refermée sur lui.
Balsamo l’avait suivi d’un regard mélancolique et, quand la voiture eut disparu, il se tourna vers le perron.
Sur ce perron était une espèce de mendiant dans l’attitude de la supplication.
Balsamo marcha à lui; quoique sa bouche fût muette, son regard expressif interrogeait.
– Un quart d’heure d’audience, s’il vous plaît, monsieur le comte, dit le jeune homme aux habits déguenillés.
– Qui êtes-vous, mon ami? demanda Balsamo avec une suprême douceur.
– Ne me reconnaissez-vous pas? demanda Gilbert.
– Non; mais n’importe, venez, répliqua Balsamo sans s’inquiéter de la mine étrange du solliciteur, non plus que de ses vêtements et de son importunité.
Et, marchant devant lui, il le conduisit dans la première chambre, où, s’étant assis, sans changer de ton et de visage:
– Vous demandiez si je vous reconnaissais? dit-il.
– Oui, monsieur le comte.
– En effet, il me semble vous avoir vu quelque part.
– À Taverney, monsieur, lorsque vous y vîntes, la veille du jour du passage de la dauphine.
– Que faisiez-vous à Taverney?
– J’y demeurais.
– Comme serviteur de la famille?
– Non pas; comme commensal.
– Vous avez quitté Taverney?
– Oui, monsieur, voilà près de trois ans.
– Et vous êtes venu?…
– À Paris, où d’abord j’ai étudié chez M. Rousseau; après quoi, j’ai été placé dans les jardins de Trianon en qualité d’aide-jardinier-fleuriste, par la protection de M. de Jussieu.
– Voilà de beaux noms que vous me citez là, mon ami. Que me voulez vous?
– Je vais vous le dire.
Et, faisant une pause, il fixa sur Balsamo un regard qui ne manquait pas de fermeté.
– Vous rappelez-vous, continua-t-il, être venu à Trianon pendant la nuit du grand orage, il y aura vendredi six semaines?
Balsamo devint sombre, de sérieux qu’il était.
– Oui, je me souviens, dit-il; m’auriez-vous vu, par hasard?
– Je vous ai vu.
– Alors, vous venez pour vous faire payer le secret? dit Balsamo d’un ton menaçant.
– Non, monsieur; car ce secret, j’ai plus d’intérêt encore que vous à le garder.
– Alors vous êtes celui qu’on nomme Gilbert? dit Balsamo.
– Oui, monsieur le comte.