Puis il reprit son chemin, refusant toujours les propositions des voiturins, qui ne comprenaient pas qu’un jeune homme si proprement mis économisât quinze sous aux dépens de son cirage à l’œuf.
Qu’eussent-ils dit s’ils eussent su que ce jeune homme, qui allait ainsi à pied, avait dans sa poche trois cent mille livres?
Mais Gilbert avait ses raisons pour aller à pied. D’abord, à cause de la ferme résolution qu’il avait prise de ne pas excéder d’un liard le strict nécessaire; ensuite, le besoin d’isolement pour se livrer plus commodément à la pantomime et aux monologues.
Dieu seul sait tout ce qu’il se joua de dénouement heureux dans la tête de ce jeune homme, pendant les deux heures et demie qu’il marcha.
En deux heures et demie, il avait fait plus de quatre lieues, et cela sans s’apercevoir de la distance, sans ressentir la moindre fatigue, tant c’était une puissante organisation que celle de ce jeune homme.
Tous ses plans étaient faits, et il s’était arrêté à cette façon d’introduire sa demande:
Aborder le père Taverney avec de pompeuses paroles; puis, quand il aurait l’autorisation du baron, mademoiselle Andrée, avec des discours d’une telle éloquence, que non seulement elle pardonnât, mais encore qu’elle conçût du respect et de l’affection pour l’auteur de la pathétique harangue qu’il avait préparée.
À force d’y songer, l’espérance avait pris le dessus sur la crainte, et il semblait impossible à Gilbert qu’une fille, dans la position où se trouvait Andrée, n’acceptât point la réparation offerte par l’amour, quand cet amour se présentait avec une somme de cent mille écus.
Gilbert, bâtissant tous ces châteaux en Espagne, était naïf et honnête comme le plus simple enfant des patriarches. Il oubliait tout le mal qu’il avait fait, ce qui était peut-être d’un cœur plus honnête qu’on ne le pense.
Toutes ses batteries préparées, il arriva, le cœur dans un étau, sur le territoire de Trianon. Une fois là, il était prêt à tout: aux premières fureurs de Philippe, que la générosité de sa démarche devait cependant, selon lui, dissuader; aux premiers dédains d’Andrée, que son amour devait soumettre; aux premières insultes du baron, que son or devait adoucir.
En effet, Gilbert, tout éloigné de la société qu’il avait vécu, devinait instinctivement que trois cent mille livres dans la poche sont une sûre cuirasse; ce qu’il redoutait le plus, c’était la vue des souffrances d’Andrée; contre ce malheur seulement il craignait sa faiblesse, faiblesse qui lui eût ôté une partie des moyens nécessaires au succès de sa cause.
Il entra donc dans les jardins, regardant, non sans un orgueil qui allait bien à sa physionomie, tous ces ouvriers, hier ses compagnons, aujourd’hui ses inférieurs.
La première question qu’il fit porta sur le baron de Taverney. Il s’adressait naturellement au garçon de service des communs.
– Le baron n’est point à Trianon, répondit celui-ci.
Gilbert hésita un moment.
– Et M. Philippe? demanda-t-il.
– Oh! M. Philippe est parti avec mademoiselle Andrée.
– Parti! s’écria Gilbert effrayé.
– Oui.
– Mademoiselle Andrée est donc partie?
– Depuis cinq jours.
– Pour Paris?
Le garçon fit un mouvement qui voulait dire: «Je n’en sais rien.»
– Comment, vous n’en savez rien? s’écria Gilbert. Mademoiselle Andrée est partie sans qu’on sache où elle est allée? Elle n’est point partie sans cause, cependant.
– Tiens, cette bêtise! répondit le garçon peu respectueux pour l’habit marron de Gilbert; certainement qu’elle n’est point partie sans cause.
– Et pour quelle cause est-elle partie?
– Pour changer d’air.
– Pour changer d’air? répéta Gilbert.
– Oui, il paraît que celui de Trianon était mauvais pour sa santé, et, par ordonnance du médecin, elle a quitté Trianon.
Il était inutile d’en demander davantage; il était évident que le garçon des communs avait dit tout ce qu’il savait sur mademoiselle de Taverney.
Et cependant Gilbert, stupéfait, ne pouvait croire à ce qu’il entendait. Il courut à la chambre d’Andrée et trouva la porte close.
Des fragments de verre, des brins de paille et de foin, des fils de la paillasse jonchant le corridor, représentaient à sa vue tous les résultats d’un déménagement.
Gilbert rentra dans son ancienne chambre, qu’il retrouva telle qu’il l’avait laissée.
La croisée d’Andrée était ouverte pour donner de l’air à l’appartement; sa vue put plonger jusque dans l’antichambre.
L’appartement était parfaitement vide.
Gilbert alors se laissa aller à une extravagante douleur; il se heurta la tête contre la muraille, se tordit les bras, se roula sur le plancher.
Puis, comme un insensé, il s’élança hors de la mansarde, descendit l’escalier comme s’il eût eu des ailes, s’enfonça dans le bois les mains noyées dans ses cheveux, et, avec des cris et des imprécations, il se laissa tomber au milieu des bruyères, maudissant la vie et ceux qui la lui avaient donnée.