– Ni bienfait, ni abri, ni pain même, quoique je sois abandonné, affamé; non, je vous demande un soutien moral, je vous demande une sanction de votre doctrine, je vous demande de me rendre par un mot toute ma force, qui s’est brisée, non pas par l’inanition, en mes bras et en mes jambes, mais par le doute, en ma tête et en mon cœur. Monsieur Rousseau, je vous adjure donc de me dire si ce que j’éprouve depuis huit jours est la douleur de la faim, dans les muscles de mon estomac, ou si c’est la torture du remords, dans les organes de ma pensée. J’ai engendré un enfant, monsieur, en commettant un crime; eh bien, maintenant, dites-moi, faut-il que je m’arrache les cheveux dans un désespoir amer et que je me roule sur le sable en criant: «Pardon!» ou faut-il que je crie, comme la femme de l’Écriture, en disant: «J’ai fait comme tout le monde; s’il en est parmi les hommes un meilleur que moi, qu’il me lapide?» En un mot, monsieur Rousseau, vous qui avez dû éprouver ce que j’éprouve, répondez à cette question. Dites, dites, est-il naturel qu’un père abandonne son enfant?
Gilbert n’eut pas plus tôt prononcé cette parole, que Rousseau devint plus pâle que Gilbert ne l’était lui-même, et que, perdant toute contenance:
– De quel droit me parlez-vous ainsi? balbutia-t-il.
– C’est parce que, étant chez vous, monsieur Rousseau, dans cette mansarde où vous m’aviez donné l’hospitalité, j’ai lu ce que vous écriviez sur ce sujet; parce que vous avez déclare que les enfants nés dans la misère sont à l’État, qui doit en prendre soin; parce que, enfin, vous vous êtes toujours regardé comme un honnête homme, bien que vous n’ayez pas reculé devant l’abandon des enfants qui vous étaient nés.
– Malheureux, dit Rousseau, tu avais lu mon livre et tu viens me tenir un pareil langage!
– Eh bien? fit Gilbert.
– Eh bien, tu n’es qu’un mauvais esprit joint à un mauvais cœur.
– Monsieur Rousseau!
– Tu as mal lu dans mes livres, comme tu lis mal dans la vie humaine! Tu n’as vu que la surface des feuillets, comme tu ne vois que celle du visage! Ah! tu crois me rendre solidaire de ton crime en me citant les livres que j’ai écrits; en me disant: «Vous avouez avoir fait ceci, donc, je puis le faire!» Mais, malheureux! ce que tu ne sais pas, ce que tu n’as pas lu dans mes livres, ce que tu n’as point deviné, c’est que la vie entière de celui que tu as pris pour exemple, cette vie de misère et de souffrance, je pouvais l’échanger contre une existence dorée, voluptueuse, pleine de faste et de plaisir. Ai-je moins de talent que M. de Voltaire, et ne pouvais-je pas produire autant que lui? En m’appliquant moins que je ne le fais, ne pouvais-je pas vendre mes livres aussi cher qu’il vend les siens et forcer l’argent à venir rouler dans mon coffre, en tenant sans cesse un coffre à moitié plein à la disposition de mes libraires? L’or attire l’or: ne le sais-tu pas? J’aurais eu une voiture pour promener une jeune et belle maîtresse et, crois-le bien, ce luxe n’eût point tari en moi la source d’une intarissable poésie. N’ai-je plus de passions? Dis! Regarde bien mes yeux qui, à soixante ans, brillent encore des feux de la jeunesse et du désir? Toi qui as lu ou copié mes livres, voyons, ne te rappelles-tu pas que malgré le déclin des ans, malgré des maux très réels et très graves, mon cœur, toujours jeune, semble avoir hérité, pour mieux souffrir, hérité toutes les forces du reste de mon organisation? Accablé d’infirmités qui m’empêchent de marcher, je me sens plus de vigueur et de vie pour absorber la douleur que je n’en eus jamais dans la fleur de mon âge pour accueillir les rares félicités que j’ai reçues de Dieu.
– Je sais tout cela, monsieur, dit Gilbert. Je vous ai vu de près et vous ai compris.
– Alors, si tu m’as vu de près, alors, si tu m’as compris, ma vie n’a-t-elle pas pour toi une signification qu’elle n’a pas pour les autres? Cette abnégation étrange qui n’est pas dans ma nature ne te dit-elle pas que j’ai voulu expier…
– Expier! murmura Gilbert.
– N’as-tu pas compris, continua le philosophe, que, cette misère m’ayant forcé tout d’abord de prendre une détermination excessive, je n’avais plus trouvé ensuite d’autre excuse à cette détermination que le désintéressement et la persévérance dans la misère? N’as-tu pas compris que j’ai puni mon esprit par l’humiliation? Car c’était mon esprit qui était coupable; mon esprit, qui avait eu recours aux paradoxes pour se justifier, tandis que, d’un autre côté, je punissais mon cœur par la perpétuité du remords.
– Ah! s’écria Gilbert, c’est ainsi que vous me répondez! c’est ainsi que, vous autres philosophes, qui jetez des préceptes écrits au genre humain, vous nous plongez dans le désespoir, en nous condamnant si nous nous irritons. Eh! que m’importe, à moi, votre humiliation, du moment qu’elle est secrète, votre remords, dès qu’il est caché! Oh! malheur, malheur à vous, malheur! et que les crimes commis en votre nom retombent sur votre tête!