– Oh! Philippe, vous ne dites pas la vérité; Philippe, vous mentez à votre propre conscience… Ce nom, il faut que je le sache, afin que, toute faible que je suis et n’ayant pour moi que la prière, je puisse, en priant, armer contre le criminel toute la colère de Dieu… Le nom de cet homme, Philippe.
– Ma sœur, ne parlons jamais de cela.
Andrée lui saisit la main et le regarda en face.
– Oh! dit-elle, voilà ce que vous me répondez, vous qui avez une épée au côté?
Philippe pâlit de ce mouvement de rage, et aussitôt, réprimant sa propre fureur:
– Andrée, dit-il, je ne puis vous apprendre ce que je ne sais pas moi-même. Le secret m’est commandé par le destin qui nous accable; ce secret, qu’un éclat compromettrait avec l’honneur de notre famille, une dernière faveur de Dieu le rend inviolable pour tous.
– Excepté pour un homme, Philippe… pour un homme qui rit, pour un homme qui nous brave!… O mon Dieu! pour un homme qui rit infernalement de nous, peut-être, dans sa retraite ténébreuse.
Philippe serra les poings, regarda le ciel et ne répondit pas un mot.
– Cet homme, s’écria Andrée en redoublant de colère et d’indignation, je le connais peut-être, moi, cet homme… Enfin, Philippe, permettez-moi de vous le représenter, j’ai déjà indiqué ses étranges influences sur moi; je croyais vous avoir envoyé à lui…
– Cet homme est innocent, je l’ai vu, j’ai la preuve… Ainsi, ne cherchez plus, Andrée, ne cherchez plus…
– Philippe, remontons ensemble plus haut que cet homme, voulez-vous?… Allons, jusqu’aux premiers rangs des hommes puissants de ce royaume… Allons jusqu’au roi!
Philippe entoura de ses bras cette pauvre enfant, sublime dans son ignorance et dans son indignation:
– Va, dit-il, tous ceux que tu nommes éveillée, tu les as nommés endormie; tous ceux que tu accuses avec la férocité de la vertu, tu les as justifiés lorsque tu voyais le crime pour ainsi dire se commettre.
– Alors, j’ai nommé le coupable? dit-elle les yeux flamboyants.
– Non, répliqua Philippe, non. Ne m’interroge plus; imite-moi, subis la destinée, le malheur est irréparable; il se double pour toi de toute l’impunité du criminel. Mais espère, espère… Dieu est au-dessus de tout, Dieu réserve aux malheureux opprimés une triste joie qu’on appelle la vengeance.
– La vengeance!… murmura-t-elle effrayée elle-même de l’accentuation terrible que Philippe avait mise sur ce mot.
– En attendant, repose-toi, ma sœur, de tous les chagrins, de toutes les hontes que ma folle curiosité t’a causés. Si j’avais su! oh! si j’avais su!…
Et il cacha sa tête dans ses mains avec un désespoir affreux. Puis, se relevant soudain:
– De quoi me plaindrais-je? dit-il avec un sourire. Ma sœur est pure, elle m’aime! jamais elle n’a trahi la confiance ni l’amitié. Ma sœur est jeune comme moi, bonne comme moi; nous vivrons ensemble, nous vieillirons ensemble… À deux, nous serons plus forts que le monde tout entier!…
À mesure que le jeune homme parlait de consolation, Andrée s’assombrissait; elle penchait vers la terre un front plus pâle, elle prenait l’attitude et le regard fixe du morne désespoir que Philippe venait de secouer si courageusement.
– Vous ne parlez jamais que de nous deux! dit-elle en attachant son œil bleu si pénétrant sur la physionomie mobile de son frère.
– De qui voulez-vous que je parle, Andrée? dit le jeune homme soutenant le regard.
– Mais… nous avons un père… Comment traitera-t-il sa fille?
– Je vous ai dit hier, répondit froidement Philippe, d’oublier tout chagrin, toute crainte, de chasser, comme le vent chasse une vapeur matinale, tout souvenir et toute affection qui ne seraient pas mon affection et mon souvenir… En effet, ma chère Andrée, vous n’êtes aimée de personne en ce monde, si ce n’est de moi; je ne suis aimé de personne que de vous. Pauvres orphelins abandonnés, pourquoi subirions-nous un joug de reconnaissance ou de parenté? Avons-nous reçu des bienfaits, avons-nous senti la protection d’un père?… Oh! ajouta-t-il avec un amer sourire, vous savez à fond ma pensée, vous connaissez l’état de mon cœur… S’il fallait aimer celui dont vous parlez, je vous dirais: «Aimez-le!» Je me tais, Andrée: abstenez vous.
– Alors, mon frère… il faut donc que je croie…?
– Ma sœur, dans les grandes infortunes, l’homme entend involontairement retentir ces mots peu compris de son enfance: «Crains Dieu!…» Oh! oui, Dieu s’est cruellement rappelé à notre souvenir!… «Respecte ton père…» O ma sœur, la plus forte preuve de respect que vous puissiez donner au vôtre, c’est de l’effacer de votre souvenir.
– C’est vrai…, murmura Andrée d’un air sombre en retombant sur son fauteuil.
– Mon amie, ne perdons pas le temps en paroles inutiles; rassemblez tous les effets qui vous appartiennent; le docteur Louis va trouver madame la dauphine et la prévenir de votre départ. Les raisons qu’il aura alléguées, vous le savez… c’est le besoin d’un changement d’air, souffrance inexplicable… Apprêtez, dis-je, toutes choses pour le départ.
Andrée se leva.
– Les meubles? dit-elle.
– Oh! non: linge, habits, bijoux.
Andrée obéit.