Flint et le demi-elfe arrivèrent devant le comptoir. La table où se trouvait Caramon était adossée au tronc de l’arbre. Cette position n’était pas favorable. Tanis s’étonna qu’Otik l’ait poussée là, alors que tout le reste était demeuré en place. Mais déjà le grand guerrier s’était tourné vers lui pour le saluer avec chaleur. Tanis se débarrassa de son arc et de son carquois avant que Caramon ne les ait transformés en petit bois.
— Mon ami ! s’exclama Caramon, l’œil humide.
Il voulut poursuivre, mais ne put contenir son émotion. Étouffé par l’étreinte du géant, Tanis était également dans l’impossibilité de dire un mot.
— Où est Raistlin ? parvint-il à demander.
Les jumeaux n’étaient jamais loin l’un de l’autre.
— Le voilà, fit le guerrier en indiquant le bout de la table. Je te préviens, il a changé, continua-t-il d’un air sombre.
Le demi-elfe tourna son regard vers un coin plongé dans l’ombre. Tout d’abord, il ne vit que la lueur des flammes. L’homme avait la tête couverte d’un capuchon.
Tanis répugna soudain à aborder seul le jeune magicien. Mais Tasslehoff avait filé vers le comptoir et Flint se trouvait quelque part dans les airs grâce aux bons soins de Caramon. Tanis arriva au bout de la table.
— Raistlin ? demanda-t-il, pris d’une sensation de malaise.
L’homme releva lentement la tête.
— Tanis ? dit-il, faisant glisser son capuchon.
Le demi-elfe eut le souffle coupé. Muet d’horreur, il fit un pas en arrière.
Le visage qu’il découvrait était un véritable cauchemar. Et Caramon disait qu’il avait
— Je vois que tu es surpris de me retrouver sous cette apparence, murmura Raistlin, esquissant un imperceptible sourire.
Tanis s’assit en face du jeune homme.
— Au nom des vrais dieux, Raistlin…
Flint s’était laissé tomber sur un siège, à côté de Tanis.
— J’ai été plusieurs fois propulsé dans les airs aujourd’hui… Par Reorx ! Quel démon a-t-il été à l’œuvre ? C’est une malédiction ? s’exclama le nain en dévisageant Raistlin.
Caramon prit place à côté de son jumeau. Levant sa chope, il interpella Raistlin.
— Veux-tu leur dire, Raist ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Oui, dit Raistlin dans un souffle qui fit frissonner Tanis. Vous vous souvenez du moment où nous nous sommes quittés, il y a cinq ans ? Mon frère et moi avions projeté un voyage secret, dont nous n’avions pas parlé, même à vous, nos amis les plus chers.
Il y avait une pointe de sarcasme dans la voix plaintive, réduite à un chuchotement. Raistlin n’avait jamais eu d’« amis chers » de sa vie.
— J’ai été choisi par Par-Salian, le chef de mon ordre, pour passer l’Épreuve, poursuivit Raistlin.
— L’Épreuve ! répéta Tanis, abasourdi. Mais tu étais trop jeune. Tu avais quel âge ? Vingt ans ? L’Épreuve est réservée aux magiciens qui ont des années d’expérience.
— Vous imaginez ma fierté, dit Raistlin, irrité d’avoir été interrompu. Mon frère et moi sommes partis pour un endroit secret, les fameuses Tours de la Haute Sorcellerie. Là, j’ai passé l’Épreuve, et j’ai failli y laisser la vie !
En proie à une vive émotion, Caramon s’étrangla.
— C’était affreux, dit-il d’une voix chavirée. Je l’ai trouvé dans cet horrible endroit, le sang ruisselait de sa bouche, il était à l’agonie. Je l’ai ramassé, et…
— Cela suffit, frère !
La voix de Raistlin claqua comme un fouet. Caramon sursauta et but sa bière en silence. Une étrange tension régnait entre les jumeaux.
Raistlin exhala un soupir et continua son récit :
— Quand je suis revenu à moi, ma peau était devenue de cette couleur : la marque de mes souffrances. Mon corps et ma santé sont irrémédiablement détériorés. Quant à mes yeux, je regarde le monde à travers un sablier. Par conséquent, je vois le temps couler et abîmer chaque chose. Même quand je te dévisage, Tanis, je te vois mourir peu à peu, comme chaque être vivant.
La main décharnée de Raistlin s’agrippa au bras de Tanis. Le demi-elfe tressaillit et tenta de se dégager, mais les iris dorés ne le lâchaient pas.
Le magicien se pencha sur lui et plongea ses yeux fiévreux dans les siens.
— Désormais je dispose du pouvoir ! susurra-t-il. Par-Salian m’a révélé que mes forces étaient capables de remodeler le monde ! J’ai un pouvoir, et j’ai le Bâton de Magius.
Tanis regarda le bâton de bois posé contre le tronc de l’arbre, à portée de main de Raistlin. Au bout brillait une boule de cristal enchâssée entre des griffes de dragon.
— Cela en valait-il la peine ? demanda Tanis.
— Bien sûr ! Le pouvoir est ce que je cherche depuis toujours, et que je continuerai à chercher.