Une grande silhouette en armure et cotte de mailles portant le symbole de l’Ordre de la Rose se tenait sur le seuil. Les buveurs s’interrompirent pour le regarder. C’était un Chevalier Solamnique, et ceux-ci ne jouissaient plus d’une très bonne réputation dans le nord. La rumeur dénonçant leurs mœurs corrompues s’était répandue jusque dans le sud. Les rares habitants de Solace qui reconnurent Sturm haussèrent les épaules et se détournèrent. Les autres continuèrent de l’observer. Il était rare, en période de paix, de rencontrer un chevalier en armure dans une auberge. Mais il était encore plus rare d’en voir un dans un équipement qui datait du Cataclysme !
Sturm accueillit comme son dû les regards et les accolades. Il caressait sa grosse moustache, attribut symbolique des chevaliers, aussi archaïque que son armure. Portant avec fierté les atours des Chevaliers Solamniques, il en avait l’habileté et la bravoure traditionnelles.
Il fit entrer à sa suite un homme de haute taille et une femme enveloppée de fourrures, vers laquelle il s’inclina avec une déférence désuète.
— Regarde-moi ça. (Caramon hocha la tête avec admiration.) Le galant chevalier prête main à la gente dame. Je me demande où il a bien pu dénicher ces deux-là ?
— Ce sont des barbares des plaines, dit Tass, ils portent le costume de la tribu Que-Shu.
Ses deux compagnons déclinèrent apparemment l’offre de Sturm, car ils s’éloignèrent.
Tanis vint à la rencontre de Sturm, qui fendait la foule d’un pas altier. Ils s’embrassèrent avec effusion, puis reculèrent pour se regarder.
Sturm n’avait pas changé, nota Tanis, à part quelques rides et des cheveux blancs supplémentaires. Sa cape était plus usée, et sa cuirasse avait essuyé de nouveaux coups. Mais sa moustache était toujours aussi impeccable que son bouclier, et ses yeux bruns exprimaient la joie de revoir ses amis.
— Tu portes à présent une barbe ! lança-t-il gaiement à Tanis.
Le chevalier vint saluer Caramon et Flint, tandis que Tasslehoff disparaissait pour aller lui chercher de la bière.
— Je te salue, chevalier, murmura Raistlin dans son coin.
— Raistlin, fit Sturm d’un air solennel.
Le magicien retira sa capuche. Le chevalier était trop bien élevé pour laisser paraître sa stupéfaction. Mais ses yeux s’agrandirent. Tanis réalisa que le jeune magicien prenait un plaisir cynique à observer la mine déconfite de ses amis.
— Veux-tu que je t’apporte quelque chose, Raistlin ? demanda Tanis.
— Non merci, répondit le mage en se retirant dans l’ombre.
— Il ne mange presque rien, dit Caramon avec irritation. On dirait qu’il vit de l’air du temps.
— Comme certaines plantes, déclara Tass en apportant de la bière à Sturm. Elles tirent leur subsistance de l’atmosphère, non de la terre.
— Vraiment ? fit Caramon, incrédule.
— Je ne sais lequel des deux est le plus idiot, commenta Flint. Bon, nous sommes tous là. Alors, quelles sont les nouvelles ?
— Tous ? (Sturm interrogea Tanis du regard.) Et Kitiara ?
— Elle ne vient pas. Nous comptions sur toi pour en apprendre davantage.
— C’était en vain, fit le chevalier en fronçant les sourcils. Nous sommes partis ensemble vers le nord et nous nous sommes séparés après le bras de mer, en Ancienne Solamnie. Elle allait rendre visite à des parents de son père. C’est la dernière fois que je l’ai vue.
— Bon, il faudra nous contenter de cela, soupira Tanis. Et ta famille, Sturm ? As-tu trouvé ton père ?
Tanis écouta à peine le récit du périple de Sturm au pays de ses ancêtres, la Solamnie. Ses pensées allaient à Kitiara. De tous ses amis, c’était elle qu’il désirait le plus revoir. Après avoir essayé pendant cinq années d’oublier ses yeux sombres et son sourire, son désir d’elle croissait de jour en jour. Sauvage et impétueuse, la guerrière était l’opposé de Tanis. Elle appartenait à l’humanité, et l’amour entre les elfes et les humains tournait toujours à la tragédie. Mais Tanis était aussi incapable de chasser Kitiara de son cœur que d’en arracher sa propre part d’humanité.
— On m’avait raconté beaucoup de choses contradictoires…, commença Sturm. Selon certaines rumeurs, mon père était vivant, selon d’autres, il était mort… En réalité, personne ne sait où il se trouve.
— Et ton héritage ? demanda Caramon.
— Je le porte sur moi. Une armure et une arme.
Tanis regarda la splendide armure antique et l’épée à deux mains.
— Elles sont de toute beauté, dit Caramon. On n’en fait plus de telles de nos jours. Mon épée s’est brisée dans un combat contre un ogre. Théros Féral a remplacé la lame, mais cela m’a coûté cher. Ainsi, tu es devenu chevalier ?
Le sourire de Sturm disparut. Ignorant la question, il caressa amoureusement la garde de l’épée.
— Selon la légende, cette épée ne peut être brisée que par moi. C’est tout ce qui me reste de mon père…
La voix criarde de Tass s’éleva brusquement :
— Qui sont ces gens ?