Située au carrefour de plusieurs routes, Solace avait toujours été un point de rencontre pour les voyageurs. Il en venait du nord-est, de Haven, capitale des Questeurs, pour se rendre dans le sud, au royaume des elfes, Qualinesti. Il en venait aussi de l’est, à travers les plaines arides d’Abanasinie. Dans le monde civilisé, l’auberge était pour les voyageurs un havre où se transmettaient les nouvelles. C’est vers elle que les trois compères dirigèrent leur pas.
En contrepoint des fenêtres illuminées, des lanternes accrochées aux branches éclairaient les marches. L’auberge était bondée. Les trois amis durent attendre pour laisser passer hommes, femmes et enfants qui en sortaient. Tanis remarqua les coups d’œil suspicieux qui leur étaient adressés en lieu et place des regards bienveillants d’il y a cinq ans.
Tanis se rembrunit. Ce n’était pas l’accueil dont il avait rêvé. Jamais il n’avait senti une telle tension dans cette ville. Les bruits qui couraient sur la corruption insidieuse de la population par les Questeurs devaient être fondés.
Cinq ans auparavant, des hommes se présentant comme « questeurs » (« Nous sommes en quête de nouveaux dieux ») fondèrent dans les villes de Solace, de Haven et de Hautes-Portes une organisation de prêtres au service d’une nouvelle religion. Ces prêtres étaient mal inspirés, du moins selon Tanis, mais ils étaient honnêtes et sincères. Les années passant, ils assirent leur position. Bientôt, ils s’occupèrent davantage du pouvoir qu’ils avaient acquis sur Krynn que du salut éternel. Avec la bénédiction du peuple, ils prirent en main le gouvernement des cités.
Quelqu’un lui toucha le bras, interrompant ses réflexions : Flint lui montrait du doigt ce qu’il fallait regarder en bas. Tanis vit des gardes marchant au pas par groupes de quatre. Armés jusqu’aux dents, ils défilaient d’un air suffisant.
— Au moins ce sont des humains, non des gobelins, dit Tass.
— Le gobelin a ricané quand je lui ai parlé du Grand Théocrate. Comme s’ils étaient au service de quelqu’un d’autre ! Je me demande ce qui ce passe.
— Nos amis en savent peut-être plus long, hasarda Flint.
— S’ils sont ici, ajouta Tass. En cinq ans, les choses ont dû changer.
— Ils sont ici, s’ils vivent toujours, dit Tanis. Nous avons fait le serment solennel de nous retrouver dans cinq ans et de rapporter ce que nous avions appris sur l’influence du Mal dans le monde. Dire que nous rentrons à la maison et que nous trouvons le Mal sur le seuil de notre porte !
— Chut !
Des passants se retournèrent d’un air effaré sur le nain qui osait s’exprimer ainsi.
— Il vaudrait mieux ne pas en parler ici, dit le demi-elfe.
En haut des marches, Tass ouvrit grand la porte de l’auberge. Une bouffée de lumière, de chaleur et de bruit les accueillit, ainsi que la bonne odeur de pommes de terre aux herbes d’Otik. Celui-ci, debout derrière le comptoir comme à l’ordinaire, n’avait guère changé. À peine s’était-il arrondi davantage. L’auberge non plus n’avait pas changé, elle semblait juste un peu plus confortable.
Tasslehoff parcourut la foule du regard et fit un geste de la main en s’exclamant. Comme par le passé, les flammes de l’âtre se reflétaient sur le heaume aux ailes de dragon.
— Qui est-ce ? demanda Flint en se pressant pour passer devant les plus grands.
— Caramon, répondit Tanis.
— Alors Raistlin doit être ici aussi, dit le nain sans enthousiasme.
Tasslehoff se glissa entre les clients, qui le remarquèrent à peine. Tanis espérait de tout son cœur qu’il ne dépouille personne au passage. Non qu’il volât : Tass aurait été très choqué qu’on l’accuse d’être un tire-laine. Mais il était d’une curiosité insatiable, et les objets les plus divers finissaient par échouer entre ses mains. La dernière chose à souhaiter pour ce soir était un esclandre. Il se promit d’en toucher deux mots au kender.
Le demi-elfe et le nain se frayèrent difficilement un chemin parmi les infortunés qui n’avaient pu trouver à s’asseoir. Ils regardaient les nouveaux venus avec curiosité et suspicion. Personne ne salua Flint, bien que moult clients de sa forge fussent parmi les hôtes de l’auberge. Les gens de Solace avaient leurs problèmes ; ils considéraient désormais Tanis et Flint comme des étrangers.
Un rugissement s’éleva de la table, près de l’âtre où brillait le heaume aux ailes de dragon. Le visage de Tanis s’éclaira en reconnaissant Caramon, qui soulevait le petit Tass dans ses pattes de géant.
Flint, qui naviguait à vue à la hauteur des ceintures, ne put qu’entendre la voix tonitruante de Caramon répondant aux congratulations stridentes de Tass.
— Caramon ferait mieux de surveiller sa bourse, et de compter ses dents, grommela le nain.