La nuit, les cages des prisonniers, fixées sur les chariots, devenaient de vraies glacières. Les compagnons ne purent fermer l’œil. À l’aube, ils aperçurent dans la brume les autres cages de contention. C’était la dernière caravane à destination de Pax Tharkas. Tanis regarda Lunedor et Rivebise. L’elfe éprouvait à présent le sentiment de vide intérieur qui les faisait souffrir telle une blessure ouverte. Comme eux, il avait perdu son foyer.
Un fracas de métal et une bordée de jurons tirèrent Tanis de ses pensées. Les cris, devenus insoutenables, réveillèrent les compagnons.
Soudain un hurlement de rage et de douleur domina le tumulte.
Gilthanas devint livide.
— Je connais cette voix, Tanthalas. C’est celle de Théros Féral… Il a aidé les elfes à s’enfuir dès qu’on a commencé à les massacrer. Le seigneur Verminaar a juré de nous exterminer… Tu ne le savais pas ?
— Non ! Comment aurais-je pu le savoir ? se défendit Tanis.
Gilthanas observa le demi-elfe un moment.
— Pardonne-moi, finit-il par dire. Apparemment je me suis trompé sur ton compte. Je pensais que tu t’étais laissé pousser la barbe pour échapper aux rafles.
— Jamais de la vie Comment oses-tu m’accuser…
— J’ai appris que Théros allait être dénoncé aux draconiens, et je suis revenu pour le prévenir, murmura Gilthanas. Sans lui, je ne serais pas sorti vivant de Solace. Je devais le rencontrer cette nuit à l’auberge. Ne le voyant pas venir, je me suis inquiété…
La porte de la cage s’ouvrit. Brutalement, les hobgobelins y jetèrent un prisonnier.
— Voilà une bonne chose de faite ! cracha Toede. Attelez les bêtes, nous allons partir.
Les monstres amenèrent d’énormes élans près des chariots, et les attelèrent. Les bramements et l’agitation ne purent détourner l’attention du demi-elfe, fasciné par le prisonnier.
Inconscient, Théros Féral gisait sur la paille. Son bras droit se réduisait à un moignon sanguinolent, lacéré de toutes parts. Le sang ruisselait de la blessure.
— Ami fidèle, murmura Gilthanas en prenant la main restante du forgeron. Tu as payé ta loyauté de ta vie.
Le sang continuait à couler. L’homme se mourait sous leurs yeux.
— Il n’est pas dit qu’il doive mourir, déclara Lunedor en s’approchant du blessé. Je suis là pour guérir.
— Ne le touche pas ! intervint Gilthanas avec humeur. Il n’est pas un guérisseur en Krynn qui puisse le sauver ! Laissons-le au moins mourir en paix, épargnons-lui ces rituels barbares !
Lunedor l’ignora. Elle posa la main sur le front de Théros et pria, les yeux clos.
— Mishakal, déesse révérée, accorde ta grâce à cet homme. Si sa destinée doit être accomplie, guéris-le pour qu’il vive, et qu’il serve la cause de la vérité.
Stupéfait, Gilthanas considéra la blessure, qui s’était refermée sous ses yeux. La peau tannée du forgeron se régénéra, et sa respiration reprit un rythme calme. Il dormait d’un sommeil serein.
Radieuse, Lunedor le recouvrit d’un manteau et retourna s’asseoir à côté de Rivebise.
Vers midi, la caravane quitta Solace par le sud, empruntant la vieille route qui menait au col des Hautes-Portes.
Toute la journée, Lunedor se tint au chevet du forgeron. Sa vie n’était plus en danger, mais il restait très affaibli par une forte fièvre. Dans son délire, il parlait de la destruction de Solace, des cadavres de draconiens qui explosaient ou se transformaient en substances acides brûlant leurs assaillants. Entendant ces horreurs, Tanis fut pris de nausées. Il réalisait à quel point la situation était grave. Comment vaincre des armées de draconiens dont même les cadavres pouvaient tuer ? Comment se battre contre des dragons dont les maléfices surpassaient de loin les pouvoirs de leurs mages ?
« — Celui qui rassemblera tous les peuples saura déchiffrer les textes des anneaux, avait-elle déclaré, pleine de foi. Il faut que je trouve ce personnage. »
Chaque fois que Tanis regardait Gilthanas, le souvenir de sa vie au Qualinesti revenait le hanter.
Gilthanas avait été son ami d’enfance – presque un frère. Ils avaient grandi ensemble dans la même maison et partagé les mêmes jeux. Quand elle fut assez grande, la sœur cadette de Gilthanas s’était jointe à eux. Ils passaient le plus clair de leur temps à taquiner Porthios, l’aîné des trois enfants, déjà préoccupé par les problèmes de son peuple.
Un jour, Porthios hériterait de la charge de son père, Grand Orateur de tous les Soleils, roi des elfes du Qualinesti.