Le cœur de Tika s’arrêta de battre, son sang se figea dans ses veines. Le garde tomba face contre terre, évanoui. En le tirant à l’intérieur de l’auberge, elle vit Hederick, le visage noir de suie et ruisselant de larmes, en contemplation devant la ville en flammes.
« — Il doit y avoir une erreur, gémissait-il en se tordant les mains. Il y a quelque chose qui cloche quelque part. »
Une semaine plus tard, l’auberge se révéla ne pas être le seul bâtiment rescapé de l’incendie. Les draconiens avaient détruit ce qui ne leur servait à rien, mais épargné ce dont ils avaient besoin. L’auberge, la forge de Théros Féral, et les entrepôts étaient encore debout.
Le seigneur Verminaar avait ordonné de ramener les bâtiments au niveau du sol car les draconiens avaient quelques difficultés à se mouvoir dans les arbres. Ils avaient une autre faiblesse : un amour immodéré des boissons fortes. Trois jours après la prise de la ville, l’auberge rouvrait ses portes.
— Je suis calmée, Otik. Je n’ai pas pu verser une larme depuis cette maudite nuit, dit Tika. Je ne pleurerai plus jamais !
Heureux de la voir reprendre contenance avant que les clients arrivent, Otik retourna derrière son comptoir.
— C’est bientôt l’heure d’ouvrir, dit-il, j’espère que nous aurons autant de clients qu’hier.
— Comment peux-tu accepter leur argent ? cria Tika.
— Il est aussi bon qu’un autre, plaida-t-il. Surtout par les temps qui courent…
— Mais comment peux-tu rire de leurs plaisanteries obscènes et satisfaire leurs caprices ? Je hais leur odeur ! Je hais leurs ricanements égrillards et leurs mains au contact répugnant !
— Tika, je t’en prie ! Aie un peu pitié de moi. Je suis trop vieux pour qu’on m’envoie aux travaux forcés dans les mines ! Ils t’auraient embarquée toi aussi depuis longtemps si tu ne travaillais pas ici. S’il te plaît, fais un effort.
Tika se mordit les lèvres, consciente qu’Otik avait raison. Elle risquait en effet de rejoindre les caravanes d’esclaves qui défilaient tous les jours à travers la ville, mais surtout d’être abattue de sang-froid par un draconien en colère. Elle en était à ce stade de sa réflexion lorsque six gardes reptiloïdes poussèrent la porte, déclarant l’auberge ouverte.
— Tika… ! appela doucement Otik.
— J’y vais…, répondit-elle d’un ton morne.
2
L’étranger. La caravane des esclaves. Le vieux magicien.
Il n’y avait pas grand monde à l’auberge ce soir-là. La plupart des clients étaient des draconiens et des hobgobelins. Après ce qui s’était passé, les rares survivants de Solace préféraient éviter l’auberge.
Le Théocrate Hederick ne comptait plus parmi les habitués. Le seigneur Verminaar l’avait récompensé de ses bons et loyaux services en l’envoyant dans les mines parmi les premiers.
À la tombée du jour, un étranger entra dans l’établissement. Il s’assit à une table près de la porte. Tika aurait été incapable de dire d’où il venait. Enveloppé d’une ample cape dont le capuchon lui masquait le visage, il s’était laissé tomber sur sa chaise, exténué.
— Qu’est-ce que je te sers, étranger ? demanda Tika.
L’homme baissa la tête et rabattit un peu sa capuche.
— Rien, merci, répondit-il avec un accent prononcé. J’attends quelqu’un.
— Et pourquoi pas devant une bonne chope de bière ? fit Tika avec un sourire.
L’étranger leva la tête. Tika vit briller ses yeux bruns sous sa capuche.
— D’accord, j’ai soif. Apporte-moi une chope.
Tika retourna au comptoir. Elle tirait la bière quand de nouveaux clients entrèrent dans l’auberge. Étouffant une exclamation de surprise, elle faillit lâcher la chope.
— Asseyez-vous, étrangers, j’arrive tout de suite !
Le barbu qui était à la tête du groupe se dirigea vers une table isolée. Il y avait là deux hommes très grands, dont l’un était accompagné d’une femme vêtue de fourrures. Un autre toussait sans cesse. Ils semblaient tous harassés.
Tika apporta la bière à l’étranger, et se précipita vers la table des nouveaux venus.
— Que vais-je vous servir ? demanda-t-elle froidement.
— De la bière et de quoi manger, répondit le barbu.
La jeune fille revint avec une grosse poêlée de pommes de terre qu’elle déposa sur la table des étrangers. Elle surveillait les draconiens du coin d’œil. Ils étaient en train de trinquer en se racontant des plaisanteries obscènes. Rassurée, elle se tourna vers le colosse du groupe et l’étreignit avec fougue. Le gaillard rougit jusqu’aux oreilles.
— Oh ! Caramon ! murmura-t-elle. Je savais que tu reviendrais me chercher ! Emmène-moi avec toi, je t’en prie !
— Oui, oui, calme-toi, bredouilla le guerrier en lui tapotant maladroitement l’épaule. Tika, nous ne sommes pas seuls…
— C’est vrai…, dit-elle, rajustant ses cheveux.
— Raconte-nous ce qui s’est passé à Solace, demanda Tanis.
En servant les pommes de terre aux compagnons, Tika fit un rapide récit des événements. Caramon eut droit à une double portion.