Son beau visage de statue resta impassible ; il se demanda si elle l’avait entendu. Elle semblait à l’écoute d’autre chose.
— Obéis ! menaça le dragon. Obéis ou le mage mourra. Puis viendra le tour du chevalier. Ensuite, le demi-elfe, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus que toi, dame de Que-Shu. Alors tu m’apporteras le bâton en implorant grâce.
Lunedor baissa les yeux. Repoussant doucement Rivebise de la main, elle se tourna vers Tanis et l’étreignit.
— Adieu, ami ! dit-elle, sa joue contre la sienne. Je sais ce qu’il faut que je fasse. Je porterai le bâton au dragon et…
— Non ! Maintenant ça n’a plus d’importance. Il nous tuera tous.
— Écoute-moi un instant ! Reste auprès de Rivebise, et empêche-le de me retenir.
— Et si, moi, je te retenais ? demanda Tanis, la prenant par les épaules.
— Tu n’y parviendrais pas, dit-elle avec un sourire mélancolique. Chacun doit suivre son destin, comme la Maîtresse de la Forêt nous l’a dit, et tu le sais. Rivebise va avoir besoin de toi. Bonne chance, ami.
Comme si elle voulait imprimer dans sa mémoire le visage de son aimé, Lunedor le fixa d’un regard intense. Comprenant qu’elle lui disait au revoir, il voulut la rejoindre. Tanis le retint.
— Rivebise, fais-lui confiance. Elle n’a pas perdu foi en toi pendant toutes les années où tu livrais tes batailles. Elle t’attendait. Ce combat-là est le sien. Ton tour est venu de l’attendre.
Rivebise serra les dents, mais ne bougea pas. La main chaleureuse de Tanis augmenta sa pression sur son bras. Mais le barbare ne le voyait pas. Il n’avait d’yeux que pour Lunedor.
— À quoi riment ces atermoiements ? fit le dragon. Tout cela est bien fastidieux ! Viens ici !
Lunedor passa devant le nain et le kender. Flint s’inclina. Tasslehoff lui adressa un regard solennel. L’aventure n’était pas aussi amusante qu’il l’avait imaginé. Pour la première fois de sa vie, le kender se sentit tout petit, seul et sans défense. C’était un sentiment extrêmement désagréable ; il pensa que la mort serait sans doute préférable.
Lunedor s’arrêta devant Caramon.
— N’aie aucune crainte, tout ira bien pour ton frère.
Puis elle s’approcha de Sturm.
— Accompagne moi, Sturm. Jure de m’obéir, quoi que je t’ordonne de faire. Jure sur ton honneur de Chevalier Solamnique.
Sturm hésita. Lunedor le regarda droit dans les yeux.
— Jure-le, ou j’irai seule.
— Je te donne ma parole de chevalier, ma dame, dit Sturm avec déférence. Je t’obéirai.
— Reste à mon côté, et, surtout, ne fais rien d’autre.
Ensemble, la barbare et le chevalier marchèrent vers le dragon.
Emprisonné dans les griffes du monstre, Raistlin se préparait à jeter un sort, qui serait sans doute le dernier. Mais les pensées qui le tourmentaient l’empêchaient de se concentrer. Il tentait de reprendre le contrôle de lui-même.
« Ce n’est pas pour eux que tu le ferais », lui répondit une voix. Raistlin tenta de situer d’où elle venait ; il lui semblait l’avoir déjà entendue quelque part, mais où ? En tout cas, elle lui parlait dans les moments cruciaux. Devant l’imminence de l’inéluctable, elle insista :
« Ce n’est pas pour eux que tu te sacrifies. C’est parce que tu ne supportes pas l’échec ! Personne ne t’a jamais vaincu ; même la mort n’a pas eu raison de toi ! »
Raistlin sentit son corps se détendre. Les paroles de l’incantation lui vinrent tout naturellement sur les lèvres. «
C’était celle d’une femme ; une princesse barbare d’une tribu défunte.
Raistlin vit Lunedor s’avancer au bras de Sturm. Sa déchéance physique avait tué en lui tout sentiment pour une créature vivante. Les yeux du mage ne percevaient pas la beauté qui enchantait Tanis et Caramon. Ses pupilles en forme de sablier voyaient Lunedor déchirée et mourante. Il ne ressentait pas de compassion pour elle, mais il savait qu’elle éprouvait de la pitié pour lui, et il la haïssait à cause de cela ; elle lui faisait peur. Pourquoi s’adressait-elle à lui ?
Elle lui dit d’attendre.