Raistlin comprit. La barbare savait qu’il se préparait à jeter un sort, et elle lui faisait comprendre que c’était inutile. C’est elle qui avait été choisie. Elle qui devait accomplir le sacrifice. Il la vit avancer, les yeux fixés sur le dragon, accompagnée de Sturm, aussi noble et solennel que Huma en personne. Sturm était l’objet rêvé pour le sacrifice de Lunedor. Mais comment Rivebise pouvait-il la laisser faire ? Ne pouvait-il prévoir ce qui allait arriver ? Le mage jeta un coup d’œil vers le barbare. Ah ! bien sûr, le demi-elfe occupait Rivebise, distillant ses paroles de sagesse comme d’autres font couler le sang. Le barbare était aussi influençable que Caramon.
Pâle et résolue, Lunedor se tenait face au dragon. À son côté, Sturm semblait agité par un conflit intérieur. Elle avait dû lui extorquer un serment qui entrait en contradiction avec ses préceptes de chevalerie, déduisit Raistlin avec une moue cynique.
Quand le dragon prit la parole, Raistlin rassembla ses forces, s’apprêtant à agir.
— Pose le bâton parmi les autres reliques, ordonna le dragon, dodelinant de la tête vers l’amoncellement de joyaux.
Incapable de faire un mouvement, Lunedor regardait fixement le monstre qui la tétanisait. Sturm cherchait des yeux, parmi les monceaux d’objets précieux, où se trouvaient les Anneaux de Mishakal. Il n’avait jamais imaginé pouvoir ressentir une peur pareille. Sans sa devise « Mon honneur est ma vie », qu’il se répétait mentalement, il aurait pris ses jambes à son cou.
Lunedor sentit que le chevalier tremblait, le front perlant de sueur.
Elle sentit Sturm la pousser du coude. Il fallait qu’elle dise quelque chose. Son silence n’avait que trop duré.
— Que nous donneras-tu en échange du bâton miraculeux ? demanda fermement Lunedor.
Le dragon éclata d’un rire atroce.
— Vous donner quoi ? Mais rien, rien du tout ! Je ne traite pas avec les voleurs. Encore que… (Sa patte glissa sur le ventre du mage, juste assez pour que les compagnons voient le sang couler.)… le seigneur Verminaar, Grand Maître des Dragons, puisse voir d’un œil favorable le fait que vous rendiez ce bâton. Il se peut qu’il fasse preuve de clémence ; les prêtres ont d’étranges principes. Mais sache une chose, dame de Que-Shu : le seigneur Verminaar n’a que faire de tes amis. Donne-moi le bâton, et ils seront épargnés. Si tu me forces à te le prendre, ils mourront. Le mage en premier !
À bout de nerfs, Lunedor était sur le point de flancher. Sturm la soutint, et tenta de la rassurer.
— J’ai repéré les Anneaux, chuchota-t-il à son oreille. Es-tu décidée à aller jusqu’au bout, ma dame ?
Elle inclina la tête. Sous les mèches cendrées qui ombrageaient son visage, brillaient ses grands yeux, calmes et sereins. Elle lui sourit. Son expression était un mélange d’inquiétude et de paix, comme celle des statues de divinités. Elle n’avait rien dit, mais Sturm comprit.
— Puissé-je avoir ton courage, ma dame. Je ne t’abandonnerai pas.
— Adieu, chevalier. Dis à Rivebise…
Ses yeux s’emplirent de larmes. Craignant de faiblir, elle se retourna vers le dragon. La voix de Mishakal s’éleva en elle, exauçant sa prière. «
— Nous ne nous rendrons jamais ! cria-t-elle, d’une voix qui résonna dans la salle.
D’un geste rapide, elle brandit le bâton et l’abattit sur la serre qui emprisonnait Raistlin.
Le bâton rendit un long son cristallin…, puis éclata. Il libéra une gerbe de lumière qui tournoya en volutes autour du dragon.
Khisanth mugit de rage et de douleur. Il était blessé à mort. Sa tête hagarde oscilla dans tous les sens, et sa queue battit sauvagement ses flancs que les flammes bleues dévoraient. Il était mû par la frénésie de tuer ceux qui lui infligeaient cette horrible douleur, mais l’intense lumière bleue le consumait inexorablement, comme elle consumait Lunedor.
La fille de chef n’avait pas lâché le bâton quand il s’était brisé. Elle pointait fermement ce qui en restait contre le dragon. Quand la lumière du cristal bleu la toucha, elle sentit une brûlure intense. Éblouie, elle entendit le dragon rugir au-dessus d’elle ; puis la douleur devint si forte qu’elle sombra dans une sorte de demi-sommeil.
Aveuglé par l’intensité de la lumière, assourdi par le tumulte, Sturm réalisa qu’il lui fallait rassembler tout son courage s’il voulait tenir parole, et s’emparer des Anneaux.