Elle s’est allongée sur le ventre et s’est approchée de la falaise en me faisant signe de l’imiter. Les hauteurs ne me gênent pas particulièrement – j’avais gagné ma vie en pilotant des avions, dans le monde d’avant celui-là –, mais ramper jusqu’à cet à-pic n’est pas ce que j’ai fait de plus agréable. « En bas, a indiqué Treya en tendant le bras. Vous voyez ? »
Le soleil descendait et le gouffre se trouvait déjà dans l’ombre. Des oiseaux de mer nichaient aux endroits creusés par des siècles de pluie et de vent dans l’insensible roche artificielle. Loin sur la gauche, j’ai vu ce qu’elle me montrait : un pont fermé qui reliait cette île artificielle à la suivante et dont seule l’extrémité opposée n’était pas dissimulée par la courbure précise de la falaise. Il était d’une nuance de noir bordée de sel, de la même couleur que l’océan en dessous. Le vertige et la perspective inhabituelle empêchaient d’évaluer vraiment sa taille, mais j’ai estimé que douze semi-remorques pourraient rouler de front à l’intérieur sans trop se gêner. Malgré tout, on ne voyait ni supports, ni câbles, ni amarres, ni poutrelle – la structure se débrouillait pour supporter son propre poids. Chaque île de l’archipel disposait de son propre système de propulsion, asservi à un contrôle central situé à Centre-Vox. Je n’ai pu toutefois m’empêcher de m’interroger sur la tension physique que subissait l’attache entre ces deux énormes masses flottantes, même si le pont lui-même n’en supportait qu’une fraction.
« Les transporteurs automatiques s’en servent pour livrer de la biomasse brute à Centre-Vox et en rapporter des produits raffinés aux fermiers, a expliqué Treya. Il n’est pas conçu pour les piétons, mais on va devoir faire avec.
— Comment on y rentre ?
— On n’y rentre pas. On pourrait, depuis les fermes en bas, mais d’ici, c’est impossible. Il va falloir marcher sur le toit. »
J’ai retenu cette pensée un instant, m’efforçant de la garder à distance rassurante.
« Il y a des escaliers taillés dans la falaise, a-t-elle ajouté. On ne les voit pas d’ici. Comme ils datent de la construction, ils ont dû pas mal s’éroder. » Même le composite de granit alvéolaire dont étaient constituées les îles ne pouvait résister éternellement au vent et au sel. « La descente ne va pas être facile.
— Le toit du pont est courbe et a l’air plutôt lisse.
— Il est peut-être plus large que vous le croyez.
— Ou plus étroit.
— On n’a pas le choix. »
Mais il ne restait plus que deux ou trois heures de jour, ce qui ne nous suffirait pas pour nous lancer dans la descente.
Nous sommes revenus dans la forêt y établir un second camp. J’ai regardé Treya s’administrer une nouvelle dose avec sa seringue. « Ce truc ne se vide jamais ? ai-je demandé.
— Il se recharge tout seul. Il a son propre métabolisme. Il prélève un peu de sang pendant l’injection et il s’en sert comme matière première pour catalyser des molécules actives. Il fonctionne à la chaleur corporelle et à la lumière ambiante. Vous, il vous a fabriqué de quoi supprimer l’angoisse. Moi, il me donne autre chose. »
J’avais cessé d’accepter les doses qu’elle me proposait, ayant décidé de vivre avec mon appréhension pour le meilleur ou pour le pire. « Comment sait-il ce qu’il doit synthétiser ? »
Elle a froncé les sourcils de la manière indiquant qu’elle butait sur un concept pour lequel sa tutrice spectrale Allison Pearl n’avait pas de mots tout prêts. « Il analyse la chimie du sang pour estimer ce qui lui paraît le mieux. Mais non, il n’est pas inépuisable. Il a besoin d’être revivifié, et celui-là commence à fatiguer. » Elle a ajouté : « Mais si vous voulez vous en servir, pas de problème.
— Non. Il vous donne quoi ?
— Une espèce de… d’améliorateur cognitif, on pourrait dire. Qui m’aide à garder séparés mes souvenirs réels et virtuels. Mais ce n’est qu’une solution temporaire. » Elle a frissonné dans la lumière du feu. « Ce dont j’ai vraiment besoin, c’est du Réseau.
— Dites-m’en plus là-dessus. C’est quoi, une espèce d’interface interne sans fil ?
— Pas exactement de la manière dont vous le dites, mais oui, d’une certaine manière. Sauf que les signaux que je reçois sont exprimés sous forme de régulateurs biologiques et neurologiques. Tout le monde sur Vox porte un nœud et nous sommes tous reliés par l’intermédiaire du Réseau. Il nous aide à élaborer un consensus limbique. Je ne sais pas pourquoi il n’a pas été réparé. Si les transpondeurs à Centre-Vox ont été détruits, les ouvriers auraient quand même déjà dû pouvoir rétablir les fonctionnalités de base. Sauf si les processeurs eux-mêmes ont été endommagés… mais ils ont été conçus pour résister à tout, à part à une bombe atomique qui lui tombe en plein dessus.
— Peut-être qu’une bombe atomique leur est tombée en plein dessus… »
Sa seule réponse a été un haussement d’épaules fait d’un air malheureux.
« Il n’est donc pas du tout impossible qu’on se dirige vers une ruine radioactive.
— On n’a pas le choix », a-t-elle répété.
Je suis resté assis à entretenir le feu une fois Treya endormie.