Ma meilleure chance consistait à passer par le Coryphée. Ses processeurs étaient extrêmement protégés. Même l’explosion nucléaire ayant mis à mal le Réseau n’avait pu les détruire, seulement endommager leur interface avec le monde physique. Les démonteurs les dévoreraient certainement, mais pas avant d’avoir mis en pièces la majeure partie de Centre-Vox. L’essentiel de ma conscience résidait déjà dans ces processeurs. Les inhibitions qui empêchaient les démonteurs de s’en prendre à mon corps s’étendaient peut-être aussi aux éléments matériels du Coryphée, ou pouvaient y être étendues, du moins l’espérais-je.
Le Réseau a commencé à faiblir au moment où les citoyens de Vox mouraient en grand nombre, terrible opportunité que j’ai exploitée. Je me suis servi de processeurs dormants pour analyser les protocoles de signalisation des machines des Hypothétiques. J’ai relié ces protocoles et les mécanismes de signalisation dans les cycles de rétroaction imbriqués tout au fond du Coryphée, ce qui m’a accordé un certain contrôle.
Et pendant que Vox était stérilisé de vie humaine, le Coryphée est devenu un chœur d’une seule personne. Je suis devenu le Coryphée.
Décoder la logique procédurale des démonteurs m’a permis de les alimenter en faux signaux de reconnaissance. Ils ont aussitôt abandonné la déconstruction de Centre-Vox. Je me suis servi d’instructions plus subtiles et plus puissantes pour les réduire à l’inactivité. Ils ont perdu toute cohésion organisationnelle et sont tombés comme de la poussière.
Mais il était trop tard pour les habitants, et presque trop tard pour les niveaux supérieurs de Centre-Vox, réduits à un squelette de poutrelles et de revêtements brisés. J’ai réussi à refermer les portions internes de la ville et à réparer les dégâts relativement mineurs de la salle des machines à l’aide d’un mélange d’appareils robotiques et de troupeaux de démonteurs dont je me suis assuré les services. J’ai laissé les démonteurs disposer de tous les restes humains, pour qu’il ne reste rien d’à moitié dévoré.
Le temps que je rétablisse la lumière dans la ville, les couloirs, niveaux et plaines semblaient n’avoir jamais été habités. Le système d’aération a fini par évacuer toute la poussière subsistante.
Mais je me suis aperçu que je pouvais faire davantage.
En attendant le retour de Turk et d’Allison – car j’espérais leur retour –, j’ai commencé à explorer la frontière désormais poreuse entre le Coryphée et les Hypothétiques. Je n’ai pas tardé à me connecter à des systèmes plus vastes que la Terre elle-même. Tous les appareils des Hypothétiques étaient reliés entre eux, en hiérarchies imbriquées qui allaient des minuscules démonteurs aux essaims de machines d’archivage en orbite translunaire, aux mécanismes récupérateurs d’énergie dans l’héliosphère, aux transducteurs de signal dans le système solaire externe, à ceux en orbite autour des étoiles. Je pouvais désormais tous les percevoir et les influencer.
J’ai mis au point des filtres pour compresser ce flot d’information en paquets intelligibles, réduisant les secrets des Hypothétiques à une taille suffisante pour arriver à les contenir. Et me rendant plus grand par la même occasion.
Mon corps physique a commencé à me paraître redondant et j’ai envisagé de le laisser mourir. Mais j’ai pensé que j’allais en avoir besoin pour communiquer avec Turk et Allison, dans l’hypothèse de leur retour. S’ils revenaient, ils auraient du mal à accepter ce qu’ils trouveraient et ce que je prévoyais de faire ensuite serait difficile à expliquer.
Au fil de milliards et milliards d’années d’évolution, les Hypothétiques avaient appris à exploiter une possibilité qu’ils n’avaient jamais acquise pour eux-mêmes :
L’agence, c’est-à-dire l’action volontaire en vue de parvenir à un but conscient, était apparue sporadiquement dans la galaxie, surtout dans les écologies au climax de planètes biologiquement actives orbitant autour d’étoiles hospitalières. Les espèces capables d’agence duraient rarement plus longtemps qu’il ne leur fallait pour surcharger et ravager leurs écologies planétaires. Elles constituaient, de la manière dont les étoiles mesuraient le temps, un phénomène instable et éphémère.
Mais les machines autoreproductrices qui étaient les plus vieux ancêtres des Hypothétiques avaient justement été créées par une espèce de ce genre. Et ces proliférations de conscience organique se révélaient systématiquement utiles : elles généraient des informations qui sortaient de l’ordinaire, concentraient de précieuses ressources dans leurs ruines et lançaient souvent de nouvelles vagues de réplicateurs, qui pouvaient être récupérées ou absorbées dans des réseaux plus vastes.
Les Hypothétiques avaient fini par commencer à cultiver activement les civilisations organiques.