Moi aussi je me pique au jeu. Certes, il n'a pratiquement pas de vélo, notre bon Gros, mais comme dit l'autre (qui dit que c'est moi) faut le faire ! Et je te tricote des décamètres, des hectomètres, des kilomètres ! Il escalade la rampe avec une stupéfiante aisance, le Gros. Les bornes nous partent de tous les côtés, comme des garennes, tellement on roule vite. Voilà un troisième coureur rejoint ! L'exploit de ce Tour de France ! clame le speaker d'
La nouvelle grandit avec l'exploit. De seconde en seconde elle prend de l'importance. Dans les baveux on stoppe les rotatives pour laisser le titre butiner les pages. Il fait l'accordéon, quitte la rubrique sportive pour s'imposer à la une où il s'étale d'une colonne à l'autre. En France le Président ordonne qu'on secoue l'arbre généalogique de Bicco pour voir si quelques aïeux français n'en tomberaient pas, qui expliqueraient la prouesse, la justifieraient. Malraux demande l'adresse privée du campionissimo afin de lui offrir le blanchiment de sa maison, tandis que le ministre de l'Éducation nationale se fait montrer sur un atlas où se trouve la Suisse, afin de communier dans l'effort avec le héros. Roule ! Pédale ! Ahane, mon frère âne, ne vois-tu rien venir?
Vas-y, Béru ! Vas-y, mon Béru ! Notre Béru ! L'apothéose !
Non, il n'a pas vu venir ce fringant motard suisse qui débouche d'un chemin de traverse alors que Bérurier plongeait dans une descente aussi riche en lacets que des bottes lapones.
La foule retient son souffle, horrifiée jusqu'à l'évanouissement. Le motard a tenté de se rabattre, mais trop tard, il décrit un dérapage de grand style, sa roue arrière vient frapper de plein fouet la roue avant du pédaleur.
Pinaud hurle ! C'est le signal : la foule libère son cri d'angoisse. Le Gros, tout gros qu'il soit, décrit un vol plané d'oiseau de proie piquant d'une lourde glissade sur l'agneau qui paît en paix. Il s'abat sur un groupe de gentilles religieuses massées en bordure de la route. Il en renverse six, comme des quilles. Il s'empêtre dans leurs cornettes, leurs jupes, leurs ceintures de chasteté. Il jure, il trépigne, il foule, il s'écrase, il malaxe.
— Quoi, merde? demande-t-il en se relevant à la Supérieure, devenue nettement Inférieure après avoir morflé le Mastar sur la coloquinte. C'est de ma faute, des fois?
— Dieu soit loué ! s'écrie Pinaud dont la ferveur est toujours prête à quelque résurgence.
Il avait envoyé son personnel ce brave Bon Dieu pour amortir le choc.
— Pas trop de bobos? lancé-je au Champion.
— Quelques esquimaudes aux genoux et aux coudes, mais mon braquet est naze !
Effectivement, le vélo gît, roues voilées comme le regard d'une jouvencelle qui vient de dénicher Gamiani dans la commode de ses parents. Un fourgon « Cycles Plombier » heureusement radine, qui fend la foule des photographes. On passe un vélo neuf au Mahousse. Il l'enfourche, mais fait une épouvantable grimace vu qu'il s'agit cette fois d'un vrai vélo. Le suiveur de la maison Plombier s'empare de la bicyclette meurtrie et la porte à son véhicule. La Course reprend. On fait cinq cents mètres, mais le gros ne peut plus pédaler sur la nouvelle machine. Il a l'impression d'avoir enfourché une charrue. Ces vaches de pédales ne veulent pas s'enfoncer. Il a beau peser dessus de toute sa viande, elles résistent honteusement. Il se démoralise.
— Nom de Dieu, m'écrié-je, en oubliant les points de suspension !
Et j'écrase à bloc le champignon, laissant Bérurier sur place, aux prises avec son nouveau problème.
Pinuche rabat sa visière verte sur son visage plus vert encore.
— Qu'est-ce qu'il y a? s'inquiète le doux Chétif.