Imaginez une dadame haute d'un mètre cinquante, large comme un vaisselier, ventrue, mafflue, bouddhique, avec une figure comme les fesses d'un tailleur où deux égratignures figurent les yeux, et une troisième la bouche, et une tubercule bizarre qu'il faut se résoudre à appeler nez. Elle a le cheveu gras, huileux. Toute sa frite du reste est huileuse à la señorita Ko Man Kélé. Si elle s'exposait trop longtemps au soleil, elle frirait sûrement.
Je m'incline et me présente, puis je présente le Gros.
— Comment va mon vénéré Maitre ? demande-t-elle.
— Il vit ses ultimes instants, mademoiselle.
— Il est toujours détenu au pénitencier de Tu Man Di Ratan ?
Entre nous et entre parenthèses, j'ignorais le blaze de la taule d'où nous venons de gerber. Je raconte à l'accueillante damoiselle la dernière partie de nos périgrinations. Elle approuve.
— Votre témérité est récompensée, fait elle. Je ferai l'impossible pour vous aider.
Du coup, je lui baise les mains. Béru se croit obligé d'en faire autant.
— Vous êtes la Chinoise la plus choucarde que j'aie jamais vue, affirme-t-il en faisant jouer ses stores, pourtant j'en connais une dans un restaurant chinois de la rue M'sieur le Prince qu'est pas dégueulasse. Si vous voudrez mon avis, la Chinoise a tendance à être sèche, elle manque de rotondités. Vous, au moins, vous avez le rembourrage pullmann.
— Je fais de l'anémie graisseuse, soupire Ko Man Kélé.
— Ça vous va bien, madrigale Béru.
Vous le voyez, mes amis, l'affaire ne s'engage pas trop mal. La disciple du professeur Gî Ber Jeûn nous accommode un repas digne de Lucullus.
Jugez-en plutôt : Ri D'vô Kla Mâr, PoTé o ver Niâte, From' ton, Pro Fi T'rol.
Elle nous déniche quelques bouteilles de bière et nous nous cognons le tronc de façon tout à fait remarquable, ce qui met du vague à l'âme dans le tueur du Gros.
Tout en nous accompagnant de la fourchette, Ko Man Kélé nous parle de sa vie. Son père était un familier de Tchang Kaïchek qui fut mis à mort par le nouveau régime. Sa mère vit à Formose avec ses sœurs. N'ayant pu les suivre à temps, Ko Man Kélé a repris le fond de pompes funèbres familial et s'est affiliée au Parti, histoire de donner le change, mais elle est pour le retour à Tchang, la môme dodue. Elle a été en outre profondément marquée par ses études de langues occidentales et son vieux prof lui a donné une formation d'esprit peu compatible avec la doctrine des dirigeants chinois.
— Dites-moi, fais-je, nous n'avons séjourné que peu de temps au pénitencier du Tu Man Di Ratan, quel est donc le minéral qu'on fait extraire aux détenus ?
Elle hausse son sourcil en forme d'accent grave.
— Vous l'ignorez ?
— Je n'ai pu me faire une opinion.
— Il s'agit d'une mine de loto.
— Comment cela ?
— C'est dans le minéral que vous extrayâtes qu'on fabrique les boules de loto de compétition. Vous n'ignorez pas que ce jeu est très usité chez nous. Il est obligatoire dans les écoles. Les manufactures de Loto travaillent jour et nuit et représentent quarante pour cent de l'industrie nationale. On exporte dans le monde entier, particulièrement dans les pays d'Afrique, où nous échangeons nos lotos contre du tapioca, du bois précieux, des défenses d'éléphants et la photographie en couleur du colonel Nasser. Le nouveau plan quinquennal prévoit pour 1970 un jeu de loto par tête d'habitant, et le ministre de la marine marchande, O Na Zi, a mis en chantier la fabrication de cargos spécialement aménagés pour le transport du loto.
Tout en devisant, nous finissons de petit déjeuner copieusement.
— Que puis-je pour vous, maintenant ? nous demande la chère grosse fille.
— Eh bien, nous aimerions prendre un peu de repos, un bain, et la route des rizières du Pou Lo Pô, énuméré-je.
— Il en sera selon votre désir, dit-elle, je vais vous enfermer dans un local discret, suivez-moi.
Elle nous fait traverser un couloir et pousse une porte matelassée. Nous entrons à sa suite dans une pièce obscure où règne une fraîcheur de cave. Je m'attends à ce qu'elle actionne un commutateur, mais Ko Man Kélé n'en fait rien et nous guide dans l'obscurité jusqu'à un tapis.
— Étendez-vous là-dessus et dormez, recommande-t-elle. Je vous réveillerai dans l'après-midi afin de vous conduire dans la région des rizières.
Nous nous allongeons et elle se retire.
— Adorable fille, murmure le Gros, je lui jouerais bien l'Introduction du Morceau de Faust dans l'Ouverture de la Fille de Madame Angot.
Sur ce regret en forme de vœux-le plus cher, il s'endort avec Cyprien en guise d'oreiller. Je lutte un instant car je suis très sensible aux odeurs et celle qui flotte ici me colle la migraine. Mais la fatigue est souveraine. J'abdique. Pour une fois, c'est Béru qui se lève le premier.
Lorsque je rouvre mes vasistas (sans résultat puisque je suis dans le noir), je ne perçois que le souffle calme du mouton.
— Béru ! appelé-je.