Ce qu'il y a pourtant lieu de remarquer c'est que les relations du passé restaient personnelles, de grand esprit à (grand) monarque 26, ou de grands esprits entre eux. Aujourd'hui les relations qui s'établissent et auxquelles nous travaillons sont bien autrement profondes; elles entraînent l'assentiment des peuples mêmes et confondent dans un même embrassement et indistinctement les intellectuels et les ouvriers de tous genres, ce qui ne s'était, jusqu'à présent, jamais vu. De sorte que ce n'est pas en mon nom propre que je parle, mais qu'en vous redisant ici mon amour pour l'U.R.S.S. j'exprime aussi le sentiment d'une immense masse laborieuse française.
Si ma présence parmi vous, et celle de mes compagnons, vient apporter de nouvelles possibilités de commerce intellectuel, je m'en réjouis de tout coeur. Je me suis toujours élévé contre cette barrière de races que certains nationalistes prétendent infranchissable et qui, à les en croire, empêcherait à tout jamais les divers peuples de s'entendre, qui tout à la fois rendrait incommunicable leur esprit, impénétrable cet esprit à l'esprit d'autrui. J'ai plaisir à vous dire ici que, depuis mon adolescence, je me suis senti à l'égard de ce que l'on nous signalait alors comme les mystères incompréhensibles de l'âme slave, dans des dispositions particulièrement fraternelles, au point de me sentir en communion étroite avec les grands auteurs de votre littérature que j'ai appris à connaître et à aimer dès le sortir des bancs du lycée. Gogol, Tourgueniev, Dostoïewski, Pouchkine, Tolstoï, puis, plus tard Sologoub, Chtchédrine, Tchékov, Gorki, pour ne nommer ici que des morts, avec quelle passion je les ai lus et je puis dire: avec quelle reconnaissance, car ils m'apportaient, avec un art des plus particuliers, les plus surprenantes révélations sur l'homme en général, et sur moi-même, prospectant des régions de l'âme que les autres littératures avaient laissées inexplorées, me semblait-il, et s'emparant tout d'un coup, avec délicatesse, avec force et avec cette indiscrétion que permet l'amour, du plus profond de l'être, dans ce qu'il a de plus spécial et de plus authentiquement humain à la fois. J'ai travaillé de mon mieux et constamment à faire connaître en France et à faire aimer la littérature russe du passé et celle de l'U.R.S.S. actuelle. Nous sommes souvent mal renseignés et, d'un peuple à l'autre, nous pouvons commettre de graves erreurs, des omissions très regrettables; mais notre curiosité est ardente, celle des camarades qui sont venus nous rejoindre Pierre Herbart et moi, celle de Jef Last, celle de Schiffrin, de Dabit et de Guilloux, dont deux sont membres du parti, et qui, tout autant que moi, souhaitent que notre voyage en U.R.S.S. nous éclaire et nous permette d'éclairer mieux à notre retour le public français, extraordinairement avide et curieux aujourd'hui de tout ce que l'U.R.S.S. doit apporter de neuf à notre vieux monde. La sympathie que vous voulez bien nous témoigner ici m'y encourage et j'ai plaisir à vous en exprimer, au nom de beaucoup de ceux qui sont restés en France, notre cordiale reconnaissance.
IV
Je n'ai pas vu les musées anti-religieux de Moscou; mais j'ai visité celui de Léningrad, dans la cathédrale de Saint-Isaac, dont le dôme d'or reluit exquisement sur la cité. L'aspect extérieur de la cathédrale, est très beau; l'intérieur est affreux. Les grandes peintures pieuses qui y ont été conservées peuvent servir de tremplin au blasphème: elles sont hideuses vraiment. Le musée lui-même est beaucoup moins impertinent que je n'aurais pu craindre. Il s'agissait d'y opposer au mythe religieux, la science. Des cicerones se chargent d'aider les esprits paresseux que les divers instruments d'optique, les tableaux astronomiques, ou d'histoire naturelle, ou anatomiques, ou de statistique, ne suffiraient pas à convaincre. Cela reste décent et pas trop attentatoire. C'est du Reclus et du Flammarion plutôt que du Léo Taxil. Les popes par exemple en prennent un bon coup. Mais il m'était arrivé, quelques jours auparavant, de rencontrer, aux environs de Léningrad, sur la route qui mène à Péterhof, un pope, un vrai. Sa vue seule était plus éloquente que tous les musées anti-religieux de l'U.R.S.S.. Je ne me chargerai pas de le décrire. Monstrueux, abject et ridicule, il semblait inventé par le bolchevisme comme un épouvantail pour mettre en fuite à jamais les sentiments pieux des villages.
Par contre je ne puis oublier l'admirable figure du moine gardien de la très belle église que nous visitâmes peu avant d'arriver à X... Quelle dignité dans son allure! Quelle noblesse dans les traits de son visage! Quelle fierté triste et résignée! Pas une parole, pas un signe de lui à nous; pas un échange de regards. Et je songeais, en le contemplant sans qu'il s'en doutât, au «tradebat autem» de l'Evangile, où Bossuet prenait élan pour un magnifique essor oratoire.