Les applaudissements, je ne m'en souciais guère; ils n'eussent pu me venir que de cette classe bourgeoise dont j'étais sorti moi-même et dont, il est vrai, je faisais encore partie, mais que je tenais en grand mépris, précisément parce que je la connaissais bien, et contre laquelle tout ce que je sentais en moi de meilleur se soulevait. Comme j'étais de mauvaise santé et ne pouvais espérer vivre longtemps, j'acceptais de quitter cette terre sans avoir connu le succès. Je me considérais volontiers comme un auteur posthume, un de ceux dont j'enviais la pure gloire, qui sont morts à peu près ignorés, qui n'ont écrit que pour l'avenir, comme avaient fait Stendhal, Baudelaire, Keats, ou Rimbaud. J'allais me répétant: ceux à qui mes livres s'adressent ne sont pas encore nés, et j'avais cette impression douloureuse mais exaltante de parler dans le désert. On parle fort bien dans le désert, alors qu'aucun écho ne risque de déformer le son de la voix; alors qu'on n'a pas à se préoccuper du retentissement de ses paroles et que rien d'autre ne les incline qu'un souci de sincérité. Et il est à remarquer que, lorsque le goût du public est faussé, lorsque la convention a pris le pas sur la vérité, cette sincérité même passe pour de l'affectation. Oui, je passais pour un auteur affecté. On me le faisait sentir en ne me lisant pas.
L'exemple des grands écrivains que j'ai cités, que
j'admirais entre tous, me rassurait. J'acceptais de n'avoir
de mon vivant aucun succès, fermement convaincu que l'avenir
me réservait une revanche. J'ai conservé, comme d'autres
gardent un palmarès, la feuille de vente de mes
Et ce ne fut pas seulement là l'histoire de mes
Je ne veux point tirer de ceci cette conclusion qui serait nettement paradoxale: que seuls des livres médiocres peuvent espérer un triomphe immédiat. Non; là n'est certes pas ma pensée. Je veux simplement dire que la valeur profonde d'un livre, d'une oeuvre d'art, n'est pas toujours aussitôt reconnue. Aussi bien, l'oeuvre d'art ne s'adresse-t-elle pas seulement au présent. Les seules oeuvres vraiment valeureuses sont des messages qui souvent ne sont bien compris que plus tard, et l'oeuvre qui répond uniquement et trop parfaitement à un besoin immédiat risque de paraître bientôt totalement insignifiante.
Jeunes gens de la Russie nouvelle, vous comprenez maintenant
pourquoi je vous adressais si joyeusement mes
Prenez garde. Restez vigilants. Sur vous pèsent des responsabilités redoutables. Ne vous reposez pas sur les triomphes que vos camarades aînés ont généreusement payé de leurs efforts et de leur sang. Le ciel a été débarrassé par eux d'un amoncellement de nuées qui assombrissent encore bien des pays de ce monde. Ne demeurez pas inactifs. N'oubliez pas que nos regards, du fond de l'Occident, restent fixés sur vous, pleins d'amour, d'attente et d'immense espoir.
III
AUX GENS DE LETTRES DE LÉNINGRAD
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Le charme, la beauté, l'éloquence historique de Léningrad m'ont aussitôt séduit. Certes, Moscou présentait pour mon coeur et pour mon esprit un intérêt extrême et l'avenir (glorieux) 25 de l'U.R.S.S. s'y dessine avec puissance. Mais tandis qu'à Moscou je ne voyais se lever d'autres souvenirs historiques que de conquête napoléonnienne, vain effort suivi tout aussitôt de désastre, à Léningrad maints édifices me rappellent ce qu'ont pu avoir de plus cordial et de plus fécondant les relations intellectuelles entre la Russie et la France. Je me plais à voir, dans ces relations du passé, dans cette émulation spirituelle de tout ce que la culture présentait alors de plus généreux, de plus universel, de plus neuf et de plus hardi, une sorte d'annonce, de préparation et d'inconsciente promesse; oui, promesse de ce que doit réaliser de nos jours l'internationalisme révolutionnaire.