Ils s’évanouirent avec une soudaineté qui laissa la jeune femme un long moment sans réaction. Elle contempla le ciel sillonné de traits enflammés, se demanda si elle n’avait pas rêvé puis réprima une série de tremblements avant d’achever sa traversée de l’arche.
Si les bâtiments flamboyaient avec une telle intensité, c’était que leurs constructeurs les avaient érigés avec des blocs de roche translucide.
Une drôle d’idée : les bâtiments des domaines présentaient au contraire le moins possible de transparence et d’ouvertures pour garder la fraîcheur pendant la saison sèche et la chaleur durant l’amaya de glace. De même leur forme générale, une sorte de cône large sur sa base et très fin, voire pointu, en sa partie la plus élevée, ne révélait pas non plus un esprit très pratique. Ils étaient ou avaient été habités pourtant : Alma distinguait une ouverture centrale et triangulaire au pied de chacun d’eux. Elle en dénombrait une centaine à première vue, trois fois plus hauts que les jaules, rassemblés sur un espace à peine plus grand qu’un mathelle de Cent-Sources. Une volonté géométrique quasi obsessionnelle avait gouverné leur agencement. Alma n’avait pas besoin de mesurer avec ses pas pour se rendre compte qu’ils étaient séparés par des espaces rigoureusement égaux, couverts par endroits d’arbustes ou de touffes d’herbe.
L’impression d’ordre, de symétrie, se renforça encore lorsqu’elle pénétra à l’intérieur de cette forêt de constructions dont les façades obliques réfléchissaient la lumière agonisante du jour comme une batterie de pierres-miroirs. Elle gardait une main sur le bas-ventre et un avant-bras sur la poitrine au cas où quelqu’un viendrait à la surprendre. Les lieux paraissaient déserts, et sans doute depuis bien longtemps à en juger par la végétation qui avait poussé dans les allées, mais elle captait une présence, la trace d’une vie non loin d’elle.
Elle atteignit une vaste place circulaire qui ne contrariait pas l’organisation de l’ensemble mais en était probablement le point de départ, le noyau. D’ailleurs, quand elle fut arrivée au centre, près d’une sculpture aux trois quarts démolie qui avait été une fontaine, elle avait exactement la même vue de quelque côté qu’elle se tournât, les mêmes alignements, les mêmes perspectives, les mêmes façades inclinées et brillantes, les mêmes béances sombres des portes. Seule différait l’intensité de la lumière selon la position des constructions par rapport à Jael. Elle ne distinguait, derrière les murs de roche translucide, que trois lignes sombres et horizontales qui étaient sans doute la vue en coupe des étages.
Elle examina la sculpture. Taillée dans une pierre opaque, d’une hauteur de trois hommes, elle représentait un corps de femme dont il ne restait que la moitié de la poitrine, les hanches et les jambes. Sa blancheur originelle apparaissait par endroits sous le vernis verdâtre qui la revêtait et qui se faisait plus épais entre les cuisses. L’eau s’était sans doute écoulée de sa vulve aux lèvres renflées hypertrophiées. Le fond du petit bassin, circulaire lui aussi, était tapissé d’une mousse jaune, rêche, parsemée de minuscules boules noires.
Alma s’assit sur le muret intact du bassin et regarda la nuit s’emparer des constructions. Seules les arêtes réfléchissaient désormais la clarté diffuse des étoiles et de Mung, le premier satellite. Elle se laissa une nouvelle fois subjuguer par la beauté, l’équilibre, l’aspect apaisant, contemplatif de l’ensemble. Une civilisation plus avancée que celle du Triangle s’était développée sur ce continent, puis avait disparu brutalement, abandonnant derrière elle des habitations d’une telle qualité qu’elles avaient traversé le temps sans dommage. Aucun bruit ne troublait le silence, et pourtant Alma ressentait la présence avec une acuité décuplée par le déploiement des ténèbres.
Le froid de plus en plus vif qui descendait sur les lieux la poussa à se relever et à marcher pour se réchauffer. Elle n’avait jamais éprouvé le besoin de manger dans les eaux profondes du nouveau monde, il en allait différemment sur la terre ferme : un creux à son estomac et la sécheresse de sa gorge lui rappelaient qu’elle mourait de faim et de soif. Son pied gauche avait pratiquement doublé de volume et avait pris une hideuse couleur violacée. Qval Djema lui avait dit qu’elle garderait toute sa vie les séquelles de sa première tentative d’immersion dans l’eau bouillante.
C’est pourtant le passé ! avait-elle protesté.
Même… toi ?
Au nom de l’éternel présent.