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Il m’a conduite dans son refuge, un gouffre souterrain où grondaient des geysers d’eau bouillante et où régnait une horrible odeur de pourriture. J’ai eu l’impression de m’être fourvoyée dans l’antre des démons de l’amaya, j’ai failli aussitôt prendre mes jambes à mon cou, mais il m’a rassurée d’un sourire, prise par la main et entraînée dans une petite salle éclairée par des solarines. Le bruit s’y faisait moins assourdissant et l’odeur plus soutenable.

« Ma demeure », a-t-il murmuré en montrant une grossière table de bois, un banc de pierre et un lit d’herbe sèche installé dans la niche d’une paroi.

Sa « demeure », qui allait devenir la mienne pendant tant d’années… Il m’a d’abord offert à manger, du pain amer de manne sauvage et des fruits farineux qui m’ont rassasiée. Puis il m’a demandé ce que je fabriquais sur les plaines inhabitées du Triangle, et je lui ai raconté mon histoire, depuis la mort de ma mère jusqu’à mon exil, sans omettre aucun détail. D’aucuns pourraient s’étonner de la facilité avec laquelle je me suis confiée à un inconnu. À ceux-là je dirai que j’éprouvais le besoin pressant de me purger par le verbe des rancœurs, des fatigues et des peurs accumulées. Il m’a d’ailleurs écoutée sans m’interrompre, m’encourageant même du regard lorsque je marquais une pause, et c’est, je crois, cette attention bienveillante qui m’a définitivement conquise. J’avais passé une bonne partie de ma vie à subir les humeurs et les désirs des autres, mais, en dehors de ma mère, personne ne m’avait consacré un peu de son temps, personne ne m’avait regardée comme un être humain, personne n’avait partagé mes souffrances ou mes espoirs.

À la fin de mon récit, il m’a serrée contre lui, sans chercher à m’embrasser ou à me caresser. C’était une étreinte fraternelle entre deux enfants du malheur, entre deux maudits, entre deux exilés. Puis il a tendu une couverture sur sa couche et m’a conseillé de prendre un peu de repos, une proposition que j’ai accueillie avec joie. J’ai dû dormir deux ou trois jours d’affilée. Je me réveillais de temps à autre, j’entrevoyais comme dans un rêve son visage au-dessus de moi qui me fixait, qui me souriait, et je me rendormais en me disant que je ne connaissais rien de lui, pas même son nom.

Il avait disparu lorsque, le sommeil ne voulant plus de moi, j’ai fini par repousser la couverture et me lever. Il avait posé à mon intention des fruits et des morceaux de viande froide dans une coupe de terre grossièrement façonnée, ainsi qu’une gourde contenant une eau fraîche parfumée à l’essence d’onis sauvage, délicieuse. Je n’ai rien eu d’autre à faire pendant plusieurs jours – les solarines s’allument et s’éteignent en même temps que Jael et donc rythment les jours et les nuits aussi bien qu’en plein air – que de me familiariser avec mon nouvel univers.

Je me suis habituée à l’odeur de soufre plus rapidement qu’à la vapeur omniprésente, par moments suffocante, et aux grondements, tellement puissants qu’ils font trembler les parois et les voûtes. J’ai exploré une bonne vingtaine de salles plus ou moins grandes, qui toutes abritent des geysers ou des fumerolles. J’y ai trouvé quelques retenues d’une eau bien trop chaude pour qu’on puisse la boire ou s’y baigner. Il m’a semblé entrevoir des formes sombres dans les bassins les plus grands, les plus profonds, mais, passé un petit moment de frayeur, j’ai pensé que j’avais été victime d’illusions d’optique.

Un soir que je revenais d’une de ces explorations, je l’ai trouvé assis à la table, affairé à ravauder un vêtement avec une fibre végétale brun foncé que je ne connaissais pas.

« Une plante sauvage qui donne une fibre un peu rêche mais très résistante », m’a-t-il expliqué.

Je l’ai remercié de ses bontés et lui ai demandé son nom. Il ne m’a pas répondu, il m’a fixée d’un air grave, s’est levé, s’est approché de moi et m’a embrassée. Son baiser ne m’a pas paru passionné – j’avais déjà été embrassée par quelques garçons entreprenants et avides de sensations au mathelle de Vodehal – ni même sensuel, mais plutôt hésitant, interrogateur, inquiet. J’ai compris qu’il avait besoin de se réconcilier avec l’idée de la femme comme j’avais eu besoin de me réconcilier avec l’image de l’homme, et je l’ai laissé me picorer, me butiner avec une maladresse et une timidité qui m’ont à la fois amusée et émue aux larmes. Il ne s’est rien passé d’autre entre nous ce soir-là, que je sois changée en pierre si je mens.

Et puis le temps a passé et nous avons appris à nous connaître. Oh, il ne m’a pas raconté son histoire de but en blanc, la douleur était tellement forte qu’elle lui étranglait la gorge, mais il s’est épanché par bribes qui semblaient au premier abord incohérentes, qui finissaient ensuite par s’assembler comme les fragments d’une cruche brisée.

La cause de ses malheurs était une femme. Une femme qu’il avait aimée passionnément depuis l’instant où il l’avait rencontrée, enfant, dans une allée du mathelle de Sgen. Une femme dont la beauté éclipsait l’éclat de Jael lui-même. Une femme qu’il avait épiée tandis qu’elle se baignait dans les sources claires. Une femme pour laquelle il avait tanné, en dehors de ses heures de travail, des dizaines et des dizaines de chutes de peaux afin de lui fournir des rouleaux doux et souples.

« Elle ne m’aimait pas. Elle ne m’a jamais aimé. »

Je voyais le désespoir dans ses yeux lorsqu’il prononçait ces mots.

« Moi qui me serais transformé en tapis de laine végétale pour avoir le plaisir d’être foulé par ses pieds nus, qui me serais changé en eau pour baigner son corps, en vent pour souffler dans sa chevelure, en poussière pour s’agglutiner à sa sueur, elle ne m’accordait, que des regards de mépris. Elle acceptait mes peaux, bien sûr, car elle en avait le plus grand besoin pour ses chères écritures, mais elle me les prenait comme on prend les offrandes d’un inférieur, d’une servante, comme on prend la viande d’un yonk, les légumes d’un jardin ou les fruits d’un arbre. Pour elle je n’étais que Lézel le tanneur, un permanent du mathelle de sa mère, le deuxième fils d’une lavandière effacée, insignifiante. Elle n’avait d’yeux que pour son frère Elleo. On ne la voyait jamais avec un autre garçon, et je me disais que c’était un signe encourageant, qu’elle s’apercevrait de mon existence quand elle aurait enfin tranché les liens de l’enfance.

— Comment s’appelait-elle ? » ai-je demandé.

J’étais jalouse déjà de cette belle abhorrée, je savais que son souvenir serait plus difficile à évincer qu’une rivale de chair et d’os. Je n’avais pas l’intention de recourir à mes amies végétales, j’avais la prétention de croire que je saurais chasser l’absente du cœur de Lézel par la seule vertu de mes charmes naturels, qu’il m’accepterait et m’aimerait pour moi-même. J’ai su plus tard que je m’étais bercée d’illusions, mais, pour ma défense, c’était la première fois que je tombais réellement amoureuse, la première fois que j’avais envie de bâtir un monde avec un homme.

« Lahiva. »

La douceur avec laquelle il avait prononcé son nom aurait dû m’avertir que la tâche serait insurmontable, mais je n’en ai pas tenu compte, aveuglée par mon orgueil, par mon enthousiasme de femme éprise. Je lui ai demandé si elle était la cause de son exil dans les plaines sauvages du Triangle.

« Un jour, n’y tenant plus, je me suis jeté sur elle, mais je n’ai pas pu aller au bout de mes intentions. Je n’avais pas d’intentions précises d’ailleurs, c’était juste un geste stupide, désespéré. J’ai décidé de partir, incapable désormais de supporter son mépris. Mon cœur était empli d’une haine farouche, non seulement envers elle mais envers les mathelles, envers les djemales, envers toutes les femmes du nouveau monde, même envers ma mère. Je me suis engagé comme apprenti dans une expédition de chasse qui m’a emmené jusqu’aux rives des grandes eaux. Là, j’ai assisté à un spectacle extraordinaire, j’ai vu les grandes eaux s’ouvrir au moment de Maran plein et dégager une large bande de terre ferme. Des lakchas connaissaient ce passage et étaient déjà allés sur l’autre continent. Ils m’ont raconté, avec de grands éclats de rire, qu’ils avaient gagné la rive opposée pour chasser un tout autre gibier que le yonk et que, maintenant, les lieux étaient déserts, condamnés. Et tellement secs qu’on ne pouvait même plus en tirer un foutu brin d’herbe. Ils n’ont jamais voulu me dire de quel gibier il s’agissait. Je le sais maintenant, et je pense que les choses auraient pu être différentes pour nous tous si les lakchas n’avaient pas été les premiers à traverser les grandes eaux. »

Il s’est arrêté pour me dévisager avec une tristesse qui m’a fait frissonner de la tête aux pieds.

« Est-ce que tu hais toujours les femmes ? » ai-je demandé.

Il a acquiescé d’un mouvement de tête.

« Je suis une femme. Pourquoi m’as-tu recueillie ?

— Je ne sais pas. Sans doute parce que j’avais besoin de parler à quelqu’un à visage découvert. Sans doute parce que tu es, toi aussi, une exilée. »

J’ai alors résolu de prendre l’initiative, persuadée qu’il ne demandait pas mieux que d’être détrompé. J’ignorais que non seulement je ne le changerais pas, mais que je subirais moi-même une transformation radicale, une métamorphose qui m’effraie encore quand j’y pense. Il me faudrait du temps avant de m’apercevoir qu’il s’était engagé depuis très longtemps, depuis trop longtemps, sur son sentier de violence.

Le cœur battant, je me suis dévêtue, approchée, j’ai saisi sa main et l’ai posée sur mon sein. Une telle chaleur s’en dégageait que j’ai eu l’impression d’être brûlée vive.

Les mémoires de Gmezer.
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