Livre I (in-folio), Chapitre III (le dos-en-rasoir). Je désigne sous ce nom le monstre qui, sous des appellations diverses de rorqual, grand souffleur et longimane, a été vu dans presque toutes les mers. Son souffle élevé a été bien souvent décrit par les passagers traversant l’Atlantique sur le paquebot de New York. Quant à sa longueur et à ses fanons, le rorqual ressemble à la baleine vraie, mais il est plus élancé et d’une couleur plus claire tirant sur l’olivâtre. Ses grandes lèvres ont un aspect festonné dû aux plis traversés de larges sillons. Sa caractéristique essentielle est l’aileron auquel il doit son nom («fin back») et qui attire le regard. Cet aileron, qui se dresse à l’extrémité de son dos, mesure deux ou trois pieds de long et forme un triangle extrêmement aigu à sa pointe. Même lorsqu’on n’aperçoit rien de son corps, cet aileron émerge parfois très visiblement au-dessus de la surface. Lorsque la mer est suffisamment calme, gravée de fins cercles concentriques, que cet aileron se dresse pareil au style d’un cadran solaire et projette son ombre sur le froissement de l’eau on dirait qu’il indique des heures mouvantes et liquides. Sur ce cadran d’Achaz, l’ombre va souvent à rebours. Le rorqual n’est pas grégaire, il semble haïr ses semblables à l’instar de certains hommes. Très timide, toujours solitaire, il émerge de façon inattendue dans les eaux les plus lointaines et les plus mornes; son souffle droit, haut, unique, s’élève comme le fût d’un arbre farouche, seul dans une plaine nue. Douée d’une force et d’une rapidité étonnantes, sa nage semble défier la poursuite de l’homme. Ce léviathan semble être le Caïn maudit et irréductible de sa race, marqué au fer sur le dos. Étant donné qu’il a la bouche garnie de fanons, le rorqual est souvent inclus dans le groupe des baleines vraies, dans l’espèce appelée théoriquement: cétacés à fanons, c’est-à-dire à «baleines». Ces cétacés à fanons semblent comprendre des genres nombreux dont la plupart sont malheureusement peu connus. Les baleiniers leur donnent des noms divers, baleines à gros nez, à bec, à bonnet, à tuyaux, rostré…
Au sujet de cette nomenclature «à fanons», il est important de relever que, si elle est très pratique pour désigner certaines espèces de cétacés, il serait vain d’espérer qu’elle permette une classification précise du léviathan d’après ses fanons, ses bosses, ses ailerons ou ses dents, bien que ces traits caractéristiques semblent plus aptes à fournir les fondements d’une cétologie que toute autre partie de leur anatomie. Et ensuite? Fanons, bosse, ailerons et dents, voilà qui est réparti sans discrimination parmi toutes sortes de cétacés, sans qu’ils aient pour autant des traits communs beaucoup plus essentiels. Ainsi le cachalot et la baleine à bosse sont tous deux bossus et là s’arrête leur ressemblance. Et cette même baleine à bosse, tout comme la baleine du Groenland, a des fanons et les similitudes s’arrêtent là. Il en va de même pour les dents, etc. dont nous venons de parler. Dans différentes espèces de baleines, ces éléments se combinent irrégulièrement, ou si l’on en isole un, on ne peut établir une méthodologie sur une base aussi peu sûre. C’est un écueil où échouèrent tous les naturalistes spécialisés en cétologie.
Mais on pourrait penser que l’anatomie interne d’un cétacé permet une plus juste classification. Non. Qu’est-ce qui, dans la baleine franche, paraît plus remarquable que ses fanons? Or nous venons de voir qu’elle est impossible à classer d’après eux. Et si vous pénétrez jusque dans les entrailles des divers léviathans, vous n’y trouverez pas un cinquantième de caractéristiques plus utiles que les caractéristiques extérieures. Que reste-t-il? Rien d’autre à faire qu’à empoigner les cétacés en masse et à les classer hardiment par ordre de grandeur. C’est le système bibliographique que j’adopte ici et le seul possible. Je continue:
Livre (in-folio), Chapitre IV (la jubarte ou baleine à bosse). On voit souvent cette baleine au large de la côte nord de l’Amérique où elle a souvent été prise et remorquée vers les ports. Elle porte un véritable ballot de colporteur sur le dos et vous pourriez aussi bien la nommer baleine-éléphant ou «howdah». Quoi qu’il en soit, ce nom qu’on lui donne vulgairement ne suffit pas à la distinguer car le cachalot porte également une bosse, mais de moindre importance. L’huile qu’elle fournit n’a pas grande valeur. Elle est «à fanons». C’est la plus joueuse et la plus gaie des baleines, elle soulève une écume plus pétillante et plus blanche que les autres cétacés.