Au cours de ces jours de préparatifs, Queequeg et moi montâmes souvent sur le navire, et chaque fois je demandais des nouvelles du capitaine Achab, et quand il rejoindrait le bord. À ces questions, il était répondu qu’il allait de mieux en mieux et qu’on l’attendait d’un jour à l’autre; entre-temps, les deux capitaines Peleg et Bildad pouvaient s’occuper de tout ce qui était nécessaire au bateau pour prendre la mer. Si j’avais été parfaitement sincère avec moi-même, j’aurais vu très clairement dans mon cœur que cela ne me plaisait qu’à moitié d’être engagé de cette manière pour accomplir un aussi long voyage, sans avoir une seule fois aperçu l’homme qui serait maître absolu du navire dès que celui-ci aurait gagné la haute mer. Mais lorsqu’un homme pressent qu’il s’est embarqué dans une mauvaise affaire, il lui arrive de lutter inconsciemment pour se cacher à lui-même ses soupçons. C’était bien à peu près ce que je faisais. Je ne disais rien et j’essayais de ne penser à rien.
Enfin, on annonça que le navire appareillerait probablement le lendemain. Aussi Queequeg et moi nous nous levâmes de bonne heure ce jour-là.
CHAPITRE XXI
Il était près de six heures lorsque nous approchâmes du quai, mais l’aube grise était incertaine et brumeuse.
– Il y a des marins qui courent devant nous, si je vois bien, dis-je à Queequeg, ce ne peuvent pas être des ombres, je pense que nous allons lever l’ancre avec le soleil. Dépêchez-vous!
– Arrière! s’écria une voix, et celui à qui elle appartenait fut en même temps dans notre dos et posa une main sur nos épaules respectives puis, se glissant entre nous, il s’arrêta, légèrement penché en avant et, dans cette lumière trouble, il nous regarda tour à tour d’étrange manière. C’était Élie.
– Vous embarquez?
– Bas les pattes je vous prie, dis-je.
– Écoutez, vous, dit Queequeg en se secouant, vous, allez!
– Alors vous n’embarquez pas?
– Oui, nous embarquons, mais en quoi cela vous regarde-t-il? dis-je. Savez-vous, monsieur Élie, que je vous considère comme légèrement indiscret.
– Non, non, non, je ne m’en rendais pas compte, dit Élie, nous regardant alternativement Queequeg et moi d’un regard inexprimable, lent, étonné.
– Élie, dis-je, vous nous obligeriez, mon ami et moi, en vous retirant. Nous partons pour l’océan Indien et l’océan Pacifique et nous préférerions n’être pas retenus.
– Vous y allez vraiment? Et vous revenez avant le petit déjeuner?
– Il est toqué, Queequeg, dis-je, venez!
– Holà! cria Élie, immobile, nous interpellant alors que nous avions fait quelques pas.
– Ne nous occupons pas de lui, lui dis-je, venez Queequeg.
Mais il nous rattrapa à nouveau et, me tapant soudain sur l’épaule, il dit: «N’avez-vous pas vu quelque chose qui ressemblait à des hommes se dirigeant vers le bateau il y a un moment?»
Frappé par cette question simple et terre à terre, je répondis: «Oui, j’ai cru voir quatre ou cinq hommes, mais il faisait trop sombre pour que j’en sois sûr.»
– Très sombre, très sombre, dit Élie. Bien le bonjour à vous!
Une fois de plus, nous le quittâmes, mais une fois de plus il vint en tapinois derrière nous, et me touchant une fois de plus à l’épaule, il dit:
– Vous tâcherez d’essayer de les retrouver à présent, n’est-ce pas?
– Retrouvez qui?
– Bien le bonjour à vous, bien le bonjour! entonna-t-il une fois de plus, puis s’éloignant, il ajouta: Oh! j’allais vous mettre en garde contre… mais peu importe, peu importe… c’est tout un, tout en famille aussi. Il gèle dur ce matin, n’est-ce pas? Adieu à vous! Je ne vous reverrai pas de sitôt, m’est idée, à moins que ce ne soit devant le Grand Tribunal. Sur ces divagations, il partit enfin, me laissant, sur l’instant, stupéfait d’une impudence aussi éhontée.
À bord du
– Ces marins que nous avons vus, Queequeg, où peuvent-ils avoir passé? demandai-je en regardant ce dormeur d’un air soupçonneux. Mais il apparut que, lorsque nous étions sur le quai, Queequeg n’avait rien remarqué de ce à quoi je faisais allusion à présent, aussi j’aurais cru à une illusion d’optique, n’eût été la question, inexplicable alors, posée par Élie. Mais je chassai cette pensée et, jetant un regard sur le dormeur, je suggérai facétieusement à Queequeg de veiller le corps, l’invitant à s’installer à cette fin. Il posa la main sur l’arrière-train de l’homme, comme pour tâter s’il était assez moelleux, puis, sans autre forme de procès, il s’y assit tranquillement.