Pendant ce temps le capitaine Bildad était assis, regardant longuement et obstinément Queequeg, puis il se leva avec solennité, farfouilla dans les immenses poches de son vaste manteau brun, en sortit une poignée de brochures, en choisit une intitulée: «L’approche du Dernier Jour» ou «Pas de temps à perdre», la mit dans les mains de Queequeg qu’il pressa sur le livre entre les siennes et, le regardant dans les yeux, lui dit: «Fils des ténèbres, je dois accomplir mon devoir à ton endroit, je suis en partie propriétaire de ce navire et je me sens responsable des âmes de tout l’équipage; si tu te cramponnes à tes cultes païens, comme je le crains avec tristesse, je t’implore, ne demeure pas à jamais le serf de Bélial. Repousse l’idole Baal et le dragon hideux; détourne de toi la colère future. Aie l’œil! dis-je. Oh! bonté divine! Mets le cap loin de l’enfer!»
Un peu du sel de la mer s’attardait encore dans le langage du vieux Bildad, formant un mélange hétéroclite entre un style scripturaire et le langage familier.
– Baste! Baste maintenant, Bildad! Assez gâché notre harponneur. Les harponneurs dévots n’ont jamais fait de bons marins, ça émousse l’émerillon en eux et un harponneur ne vaut pas un fétu s’il n’a pas le croc aigu. Il y a eu le jeune Nat Swaine, naguère le plus hardi chef de pirogue de tout Nantucket et de Vineyard. Depuis qu’il est allé au temple, on n’en a plus rien tiré de bon. Il tremblait tellement pour sa maudite âme qu’il reculait et prenait le large devant les baleines, craignant les derniers soubresauts risquant de défoncer la pirogue et de l’envoyer dans la grande Baille.
– Peleg! Peleg! dit Bildad en levant et les yeux et les mains, toi, toi-même tout comme moi, tu as connu bien des dangers, tu n’ignores pas, Peleg, ce que c’est que d’avoir peur devant la mort, comment peux-tu, dès lors, jacasser de cette manière impie. Tu démens ton propre cœur, Peleg. Dis-moi, lorsque ce même
– Écoutez-le, non mais écoutez-le! s’écria Peleg, traversant la cabine en enfonçant ses mains au plus profond de ses poches, écoutez-le, vous tous. Pensez un peu! Quand à chaque minute nous pensions voir sombrer le navire! La mort et le jugement, à un moment pareil? Et comment! Avec les trois mâts qui faisaient un bruit incessant de tonnerre contre les membrures; et toutes les vagues de la mer qui nous passaient par-dessus, à l’avant et à l’arrière. À la vie, voilà à quoi le capitaine Achab et moi nous pensions, et comment sauver les hommes, comment équiper un mât de fortune, comment atteindre le port le plus proche, voilà à quoi je pensais!
Bildad ne pipa plus mot mais, boutonnant son manteau, il monta sur le pont où nous le suivîmes. Et il se tint là, surveillant impassiblement des marins qui raccommodaient un hunier sur l’embelle. De temps en temps il se baissait pour ramasser une pièce de toile, ou un bout de fil à voile goudronné, qui, sans cela, auraient risqué d’être gaspillés.
CHAPITRE XIX
«Matelots, vous êtes-vous enrôlés sur ce navire?»
Queequeg et moi venions tout juste de quitter le
– Êtes-vous enrôlés à ce bord? répéta-t-il.
– Vous entendez le
– Oui, le
– Oui, dis-je, nous venons de signer le rôle.
– Pas de clause concernant vos âmes?
– Concernant quoi?
– Oh! peut-être que vous n’en avez pas, ajouta-t-il vivement. Aucune importance, je connais beaucoup de gars qui n’en ont pas… grand bien leur fasse et ils s’en sentent d’autant mieux. Une âme, c’est quelque chose comme la cinquième roue d’un char.
– Que radotez-vous, camarade? dis-je.
– Lui, du moins, il en a assez pour suppléer à toutes les déficiences de cet ordre des autres gars, dit brusquement l’étranger, soulignant avec émotion le mot «lui».
– Queequeg, dis-je, allons-y, ce personnage est un échappé de quelque part, il parle de quelque chose et de quelqu’un que nous ne connaissons pas.
– Un moment! s’écria l’étranger. Vous dites vrai, vous n’avez pas encore vu le vieux Tonnerre, n’est-ce pas?
– Qui est le vieux Tonnerre? demandai-je subjugué encore par la conviction et la démence de ses manières.