Or le
Tout cela étant admis, si on en juge avec une froide réserve, l’idée ne semble-t-elle pas folle que si l’on vient à rencontrer sur l’Océan infini une baleine solitaire, son poursuivant pourra la reconnaître en tant qu’individu précis, comme un mufti à barbe blanche dans les rues surpeuplées de Constantinople? Certes. Car le front neigeux et la bosse d’albâtre de Moby Dick ne pouvaient prêter à confusion. Après s’être absorbé dans ses cartes longtemps après minuit, Achab, retombant dans ses rêves, se murmurait: «N’ai-je pas marqué la Baleine, ainsi entaillée, échapperait-elle à ma vue? Ses nageoires sont percées et déchiquetées comme les oreilles d’une brebis perdue!» Et sur ce, sa folie prenait un galop effréné jusqu’à ce que la lassitude lui vienne et que défaille sa pensée! Alors, il montait sur le pont pour raffermir ses forces au grand air. Ah! Seigneur! quels frénétiques tourments ne doit-il pas endurer, l’homme que consume le désir insatisfait de la vengeance? Il dort les poings serrés et s’éveille les clous sanglants de ses ongles transperçant ses paumes.
Souvent, les rêves de sa nuit, intolérables, épuisants, aux couleurs de la vie, le chassaient de son hamac, tant ils perpétuaient les pensées ardentes qu’il nourrissait pendant la journée, les entrechoquant avec fureur, les vrillant, les emportant en tourbillons toujours plus serrés dans son cerveau brûlant, jusqu’à ce que la pulsation même de la vie devînt en lui une angoisse insupportable; alors parfois ces agonies spirituelles l’arrachaient à lui-même, un gouffre s’ouvrait en lui d’où montaient des flammes aiguës et des éclairs, d’où les démons maudits l’invitaient à se joindre à eux; lorsque cet enfer béait sous lui, un cri sauvage retentissait sur le navire et, les yeux étincelants, Achab jaillissait de sa cabine comme s’il échappait à un lit en fer. Ce n’étaient pas là les symptômes mal réprimés d’une secrète faiblesse, ni d’une crainte que lui eût inspirée sa décision mais les manifestations extérieures de son intensité. Car, à de pareils moments, ce n’était pas Achab le fou, le chasseur inassouvi et rusé de la Baleine blanche qui, ayant regagné son hamac, devait en surgir en proie à l’horreur, celui qui se sauvait ainsi c’était sa propre âme, son principe de vie, son essence éternelle qui, dans le sommeil, dissociée de l’esprit critique, maître en d’autres temps, cherchait à fuir la promiscuité brûlante d’une frénésie à laquelle, momentanément, elle n’adhérait plus. Mais comme l’esprit n’existe que lié à l’âme, la crise d’Achab devait être provoquée par le fait que toute sa pensée, toute son imagination centrée sur un but suprême et unique, ce but absolu qu’il poursuivait avec une volonté libre et implacable, devait défier les dieux et les démons, le contraignant à devenir un être en soi, indépendant, par lui engendré. Il pouvait brûler sinistrement tandis que la vie normale qui était en lui s’enfuyait, frappée d’horreur devant cette naissance indésirable et sans père. Dès lors, l’esprit torturé qui brillait dans ses yeux et semblait être Achab tandis qu’il surgissait hors de sa cabine, n’était en fait qu’une forme vide, une apparition vague et somnambulique, un rayon de lumière vivante, sans doute, mais n’éclairant rien, et dès lors un néant en soi. Que Dieu te vienne en aide, vieil homme, car tes pensées ont engendré un étranger en toi, dont la ferveur a fait un Prométhée. Un vautour se nourrira à jamais de ce cœur, ce vautour qu’il crée lui-même.
CHAPITRE XLV Témoignages