Troisièmement: Il y a quelque dix-huit ou vingt ans, le capitaine J…, qui commandait une corvette de guerre américaine de première classe, dînait par hasard avec des capitaines baleiniers, à bord d’un navire de Nantucket en relâche à Oahu, l’une des îles Sandwich. La conversation tombant sur les baleines, le capitaine mit quelque vanité à se montrer sceptique sur la force étonnante que leur attribuaient les professionnels présents. Il nia de façon péremptoire, par exemple, qu’il pût se trouver un cétacé susceptible de porter à sa robuste corvette un coup assez violent pour l’amener à faire plus d’un dé à coudre d’eau. Très bien, mais attendons la suite. Quelques semaines plus tard, le capitaine mit le cap de son invincible navire sur Valparaiso. Il fut arrêté en route par un majestueux cachalot qui sollicita un court entretien confidentiel avec lui. Cette petite affaire consista à administrer au bâtiment du capitaine une si retentissante correction que, toutes pompes en action, il dut se hâter d’aller en radoub au port le plus proche. Je ne suis pas superstitieux au point de croire que cette entrevue entre la baleine et le capitaine fut providentielle. Saul de Tarse ne fut-il pas guéri de son incroyance par une semblable peur? Je vous le dis, le cachalot ne tolère pas qu’on prenne des libertés avec lui.
Je vais maintenant me référer aux Voyages de Langsdorff à propos d’un fait particulièrement digne d’intérêt pour l’auteur de ce livre. Langsdorff, je vous le signale en passant, faisait partie de la célèbre expédition d’exploration de l’amiral russe Krusenstern au début de ce siècle. Le capitaine Langsdorff commence ainsi son dix-septième chapitre:
«Le 13 mai, notre navire fut prêt à partir et le jour suivant nous étions au large, faisant route vers Okhotsk. Le temps était clair et beau mais le froid était si intolérable que nous dûmes garder nos vêtements de fourrure. Pendant quelques jours, nous n’eûmes que peu d’air et ce ne fut que le dix-neuvième jour que se leva une forte brise soufflant du nord-ouest. Une baleine d’une taille inusitée, dont la largeur dépassait celle du navire, flottait presque en surface. Personne à bord ne la vit jusqu’au moment où, portant toutes les voiles, nous fûmes presque sur elle, de sorte qu’il était impossible de ne pas l’aborder. Nous courûmes ainsi un danger imminent pendant que cette créature gigantesque, en arrondissant le dos, souleva le navire de trois pieds au moins au-dessus de l’eau. Les mâts furent ébranlés, les voiles s’affaissèrent complètement tandis que tous ceux d’entre nous qui étaient en bas bondirent sur le pont croyant que nous avions touché un écueil, au lieu de cela nous vîmes le monstre s’éloigner avec une suprême solennité. Le capitaine D’Wolf eut aussitôt recours aux pompes pour se rendre compte si le choc avait causé quelque avarie au navire, mais nous nous rendîmes compte avec soulagement qu’il s’en était sorti sans dommage aucun.»
Or, le capitaine D’Wolf, officier sur le navire en question, est un homme de la Nouvelle-Angleterre, qui, après une longue carrière fort aventureuse en tant que capitaine de vaisseau, réside aujourd’hui à Dorchester, près de Boston. J’ai l’honneur d’être un sien neveu et je l’ai beaucoup questionné sur ce passage de Langsdorff, il m’en a confirmé chaque mot. Le bâtiment, toutefois, n’était pas grand, il avait été construit sur la côte de Sibérie et acquis par mon oncle après qu’il eut vendu celui à bord duquel il avait quitté son pays.
Dans ce livre démodé de mâles aventures et si plein de vraies merveilles – le voyage de Lionel Wafer, un vieux compagnon de Dampier – j’ai trouvé une petite histoire si semblable à celle que je viens de citer, que je ne puis résister au désir d’en faire état afin de corroborer la précédente, si tant est qu’il en soit besoin.
Lionel, semble-t-il, faisait route vers Juan Ferdinandino, comme il appelle l’actuelle Juan Fernandez: «En route, dit-il, vers quatre heures du matin, nous trouvant à cent cinquante milles du continent américain, notre navire accusa un choc terrible qui atterra nos hommes à tel point qu’ils ne savaient plus où ils étaient ni que penser et chacun se préparait à la mort. En vérité, il avait été si brusque et si violent que nous fûmes persuadés d’avoir heurté un écueil; lorsque nous fûmes quelque peu revenus de notre stupeur, nous jetâmes la sonde qui ne rencontra pas de fond… La soudaineté du coup fit glisser les canons sur leurs affûts et jeta plusieurs hommes hors de leurs hamacs. Le capitaine Davis qui dormait la tête sur un sabord fut projeté hors de sa cabine!» Lionel attribue ensuite cette secousse à un séisme et semble vouloir confirmer ses dires en déclarant qu’à peu près dans le même temps un grand tremblement de terre avait fait des ravages sur la côte d’Espagne. Mais je ne serais guère étonné si l’on me prouvait que le choc avait été provoqué par une baleine non repérée dans les ténèbres de cette heure matinale et qui aurait frappé la quille par-dessous.