Ensuite: Pour l’Indien né au Pérou, la vue continuelle des howdahs neigeuses des Andes n’engendre point de crainte sauf, peut-être, s’il rêve de la désolation des glaces éternelles qui emprisonnent ces altitudes et que lui vienne cette idée toute naturelle de l’horreur qu’il y aurait à se trouver perdu dans de si inhumaines solitudes. Il en va ainsi du coureur des bois de l’Ouest qui peut contempler, avec une relative indifférence, la prairie couverte de neige jusqu’à l’infini sans que l’ombre d’un arbre, fût-ce d’un rameau, vienne briser l’extase figée de sa blancheur. Il n’en va pas du tout de même du marin qui, dans les mers antarctiques, contemple parfois les puissances du gel et de l’air accomplissant d’une manière infernale quelque tour de magie blanche tandis que, grelottant et à demi naufragé, au lieu de l’arc-en-ciel de l’espérance et de la consolation, il ne voit que le mirage d’un cimetière sans limites dont les monuments de glace efflanqués et les croix brisées se rient de sa misère.
Mais, vas-tu penser, ce chapitre de céruse sur la blancheur n’est que le pavillon blanc hissé par une âme poltronne, tu rends les armes à l’hypocondrie, Ismaël.
Dites-moi pourquoi ce jeune et vigoureux poulain qui a vu le jour dans une vallée paisible du Vermont, loin de toutes bêtes de proie, si, au jour le plus radieux, vous agitez seulement derrière lui la peau d’un bison fraîchement tué, de façon à ce qu’il ne puisse la voir mais que seule lui parvienne sa sauvage odeur de musc, pourquoi tressaillira-t-il, renâclera-t-il, et, les yeux exorbités, grattera-t-il le sol dans les transes de la terreur? Sa verte terre natale du nord ne lui accorde aucun souvenir de cornes meurtrières, et l’étrange parfum musqué ne peut lui rappeler aucun danger connu, que sait-il, en effet, ce poulain de Nouvelle-Angleterre, des bisons noirs du lointain Orégon?
Il n’en sait rien, mais c’est là que vous découvrez dans l’ignorant animal l’instinctive connaissance de la démonologie. Bien qu’à des milliers de milles de l’Orégon, lorsqu’il respire cette sauvage odeur, les troupeaux de ces bisons éventreurs sont aussi présents dans sa prairie déserte et solitaire que dans celle où, au même instant, leurs sabots soulèvent la poussière.
Ainsi la houle étouffée d’une mer laiteuse, le bruissement dans le vent des festons de glace aux crêtes des montagnes, la neige emportée par la bourrasque dans la prairie désolée, tout cela est pour Ismaël cette peau d’un bison qui s’agite pour le poulain effrayé!
Pourtant ni l’un ni l’autre ne savent à quel être sans nom se réfère ce signe mystique; pourtant, pour moi comme pour ce poulain, cet inconnu existe quelque part. Bien que ce monde visible semble, à bien des égards, inspiré par l’amour, les mondes invisibles furent créés dans l’épouvante.
Mais nous n’avons pas encore découvert le mystère incantatoire de la blancheur, ni pourquoi son appel a sur l’âme une telle puissance, ni, ce qui est plus étrange et d’une portée plus vaste, pourquoi, alors qu’elle est le symbole le plus vivant de la spiritualité, le voile même du Dieu des chrétiens, elle accroît le caractère repoussant de ce qui est objet de terreur pour l’homme.
Est-ce parce que sa nature indéfinissable projette les espaces cruels de l’infini et nous poignarde dans le dos avec le néant lorsque nous contemplons les blancs abîmes de la voie lactée? Ou bien est-ce parce que le blanc n’est point tellement une couleur qu’une absence visible de couleur comme, en même temps, la fusion de toutes couleurs? est-ce pour ces raisons que le silence vide, peuplé de sens, d’une vaste étendue de neige, nous fait reculer devant l’absence de Dieu faite de l’absence de toute couleur ou faite de toutes les couleurs fondues ensemble?
Et si nous considérons la théorie des physiciens, voulant que toutes les autres couleurs de la terre – ces ornements d’apparat et de beauté – les nuances exquises des bois et des cieux du couchant, oui et les velours dorés des papillons et les joues de papillons des filles jeunes, ne soient qu’un raffinement de supercherie, nous voyons que les couleurs ne sont pas réellement inhérentes aux choses, mais seulement posées à leur surface. Et toute cette Nature que nous avons divinisée est maquillée comme la prostituée dont les séductions masquent le charnier intérieur.