Ça me flétrit un peu l'optimisme de voir avec quelle facilité l'espionne me renseigne. Réfléchissez: si elle me fournit ces détails, à moi, flic chevronné, c'est qu'elle ne craint pas que je commette une indiscrétion. Si elle ne craint pas mes indiscrétions, c'est qu'elle est certaine que je ne pourrai plus parler, C.Q.F.D., comme disent les sourds-muets qui ne s'expriment que par sigles.
— Et qu'est-ce on va nous faire dans ce camp, belle dame? demande Bérurier.
— Vous le verrez bien! répond-elle, perdant ainsi quatre-vingt-dix-neuf et demi pour cent de son amabilité.
— C'est un camp de quoi? insiste le Valeureux.
Mais elle nous délaisse pour s'approcher de la porte car le zinc (une Libellulof 22) a touché terre. Olga fait jouer le verrouillage de la lourde et actionne le bouton commandant la mise en place de l'escalier roulant. J'entends parlementer en russe. Des vois d'hommes, graves comme l'organe de Chaliapine (d'âne). Des silhouettes surgissent, celles de trois solides gaillards blonds, vêtus de shorts et de chemises kaki.
— Bonjour messieurs! les accueille Béru.
Les trois arrivants s'abstiennent de répondre, soit qu'ils ignorent le français, soit qu'ils ne connaissent point les règles de la politesse.
Ils nous examinent de leurs cinq yeux sereins (l'un d'eux est borgne), puis, le chef (il n'a pas de cals sur les mains, mais il porte un bracelet-montre doré), lance un ordre en vietnamien (qu'il parle couramment, quoique avec l'accent russe) et, aussitôt, quatre soldats de l'armée du Nord grimpent à bord et nous emparent (comme dit Béru avec ce sens du raccourci qui lui a valu une chair à pâté dans la charcuterie située à gauche du Collège de France).
— Hé les potes! hurle Béru tandis qu'on le déballe de l’hélicoptère, tenez-moi un peu plus soulevé, j'ai le verre de montre qui donne du gîte.
Seulement il est lourdingue, le pauvre biquet, et les coltineurs sont de petite taille.
— Je vais avoir le pomtère en technicolor! fulmine ce prince de la police française.
— Ça sera ravissant dans une vitrine du Musée de l'homme! lui rétorqué-je, car les deux autres Viets me coltinent également à la suite de Bérurier.
Autant que j'en puisse juger de par ma position horizontale, nous nous trouvons dans une espèce de ville fortifiée d'un style broussard particulier. Les constructions sont en bambou refendu, avec moulinet à tambour, et leurs toits sont recouverts de feuilles de bananiers en matière plastique, ce qui fait que, vu d'avion, le camp ressemble à une forêt. Les rues sont bordées d'arbres véritables dont elles prennent ombrage (faut avoir du culot pour se permettre des à peu près semblables). On nous jette sur le plateau d'un camion électrique qui démarre aussitôt.
A nouveau, me voici nez à pif avec Béru. De Curt, il n'est plus question.
— J'inaugure mal de la suite, lugubre Béru… Mon Vieux causait toujours du péril jaune. Ces petits teigneux me scalperaient la peau des choses pour en faire des sacs à main que j'en serais pas autrement surpris. Ton avis, docteur?
— Je pige mal les intentions de ces messieurs, réfléchis-je.
— Biscotte? anglicise-t-il selon une méthode qui relève plus d'Heudebert que d'Assimil.
— S'ils entendaient seulement nous éliminer, ils n'avaient pas besoin de nous transbahuter jusqu'ici.
— Certes, fait le Gros, qui possède un certain nombre de mots évasifs mais élégants.
D'autre part, poursuis-je, plus pour mon confort mental que pour le sien, s'ils nous introduisent dans ce camp, emballés comme des locataires de sarcophages, c’est surement pas pour nous offrir des vacances…
— Alors?
— Alors, je ne voudrais pas affecter ta belle sérénité, Alexandre-Benoît, mais mon petit doigt me chuchote qu'il se prépare des trucs pas agréables.