Dans la nuit qui suivit, je fus obligé de quitter mon échelle pour gagner à la hâte, sur mes jambes flageolantes, un abri plus sûr dans une cave où on avait regroupé une cinquantaine de blessés et de malades. Je fus à deux doigts de me voir interdire l’entrée de cette infirmerie de fortune. Fort heureusement, ma gueule de crevé incita le service ambulancier à me foutre un thermomètre dans le bec et à constater que j’avais dépassé les 39°5. On m’accorda donc une place assise dans un coin sombre, où j’attendis le jour, avant que quelqu’un s’occupe de mon cas.
Il est vrai qu’au-dehors, la ville subissait un bombardement d’artillerie et aérien puissant et que les infirmiers avaient fort à faire auprès des nouveaux blessés qui arrivaient à un rythme inquiétant. Mes camarades étaient remontés en ligne et subissaient les assauts furieux et incessants des vagues ennemies. Vers midi, les infirmiers, qui m’avaient gorgé de quinine, m’invitèrent à céder ma place à un type ensanglanté qui ne tenait plus sur ses pattes.
Des papillons plein les yeux, je quittai la cave obscure pour l’extérieur baigné de soleil. Les derniers soubresauts de l’été éclairaient encore le désastre. Partout de la fumée montait vers le ciel. Dehors, des groupes de blessés légers scrutaient celui-ci et discutaient ferme. C’est ainsi que j’appris, de la bouche de ces garçons visiblement affolés, que nous étions encerclés.
La terrible nouvelle faisait presque autant de ravage que les bombes. Un vent de sauve-qui-peut gagna tous les esprits et il fallut l’autorité et la poigne de fer de nos officiers pour éviter une débandade sans issue.
Une journée passa encore. Peu à peu, le mal qui était en moi cédait du terrain et, lentement, je reprenais du poil de la bête. Néanmoins la tête continuait à me tourner comme un convalescent trop rapidement sorti de son lit. Depuis mon coin, que je me gardais bien de quitter et où je demeurais recroquevillé comme un mendiant hindou, les nouvelles me parvenaient par les échos des uns et des autres.
Encerclement… Situation dangereuse… Les Russes ont gagné les abords de… Nous sommes dans la souricière… On fait appel à la Luftwaffe. En fait de Luftwaffe, c’était les « Yak » et les « Il » qui vrombissaient dans le ciel bleu très pâle et les impacts de leurs bombes faisaient vibrer, sans discontinuer, ce qui restait de la ville.
Que se passait-il exactement ? Peu d’entre nous le savaient au juste. Toujours est-il que je me souviens encore d’un certain rassemblement qui amena les sous-offs jusque dans la cave-infirmerie et où il fallut avoir au moins une patte en moins pour y demeurer. Je fus évidemment parmi les disponibles et reconduit avec des copains pleins de pansements dans une zone proche des opérations.
Sur un vaste espace désert, bordé de maisons sans toit, un rassemblement hâtif essayait de s’organiser. Je reconnus immédiatement, parmi les cinq ou six officiers présents, Herr Hauptmann Wesreidau. Pas très loin, au nord-est, la bourrasque des orgues de Staline couvrait, par son bruit, les ordres, les conversations, et provoquait une houle difficile à maîtriser dans nos rangs. Moi, j’étais encore très malade. Un sale goût envahissait ma bouche. Mes bottes et ma tenue seules semblaient maintenir mon corps amaigri et titubant.
Le tonnerre, qui ne semblait pas vouloir s’interrompre pour permettre à notre officier de parler, força celui-ci à élever la voix.
Il aurait sans doute aimé nous faire un discours plus explicite, mais le vacarme, le temps qui pressait, et le risque de voir surgir quatre ou cinq « Yabo » sur nos trois compagnies groupées en carré, l’incitaient à être bref.
— Camarades ! lança-t-il, nous sommes encerclés !… Toute la division est encerclée !
Nous savions déjà cela, mais nous avions peur de l’entendre. Si l’état-major avouait, tout paraissait encore plus grave. Là-bas, le ululement des fusées russes se mêlait aux explosions. La terre et le ciel grondaient et semblaient donner encore plus d’importance aux aveux du capitaine Wesreidau.
— Un seul espoir subsiste ! continua-t-il. Une percée brutale et rapide sur un seul point avec toutes nos forces. Ce point ne peut-être qu’à l’ouest et toutes les unités vont être engagées à la fois. Le succès de cette tentative ne réside que dans le courage de chacun. Il n’y aura qu’une seule tentative. Elle doit par conséquent réussir. De puissantes unités d’infanterie vont être engagées également de l’autre côté de notre encerclement et nous viendront en aide. Si chacun se pénètre bien de sa mission, nous briserons l’étreinte bolchevique, car je connais la valeur du soldat allemand.
Wesreidau salua et nous invita à nous tenir prêts.