Comme nous ne savions même pas dire bonjour en russe, nous pénétrions dans ces magasins en parlant entre nous. Régulièrement, les quelques Russes qui s’y trouvaient se taisaient et se figeaient dans une attitude mi-anxieuse mi-souriante. En général, le patron, ou la patronne, s’avançait vers nous avec un sourire blême en nous proposant par gestes de larges cuillerées de ces fameux produits, histoire d’amadouer les féroces guerriers qu’ils voyaient en nous.
On nous proposait souvent une fine farine jaunâtre mêlée à cette mélasse. Cela n’avait pas un goût désagréable et rappelait, de loin bien sûr, le miel. Le seul côté écœurant était la surabondance de graisse. Je vois toujours la tête de ces Russes qui avec le sourire nous tendaient cette pâtée en prononçant quelque chose comme
Halls acceptait tout ce que les Russes lui offraient si courtoisement. À certains moments, il m’écœurait. Il présentait sa gamelle aux distributions de ces marchands soviétiques qui y déversaient en ricanant des préparations aussi variées que dégoulinantes. Dans son récipient, se mêlaient le fameux
En fait, à part ces moments de distraction pris dans l’intervalle de nos nombreuses occupations, nous n’avions guère le temps de nous amuser. Minsk était un grand centre d’approvisionnement de l’armée. Chargements et déchargements se succédaient sans cesse.
La troupe était remarquablement organisée dans ce secteur. Le courrier était distribué ; il y avait des cinémas pour les soldats au repos – auxquels nous n’avions d’ailleurs pas droit, nous autres –, des bibliothèques, des restaurants tenus par des civils russes mais uniquement réservés aux militaires allemands. Ils étaient assez chers et, pour ma part, je n’y suis jamais allé. Halls, qui aurait tout sacrifié pour se goinfrer, y dépensa ses quelques marks, et une partie des nôtres. Il était entendu qu’il devait nous raconter tout en détail ; il n’y manquait pas, en enjolivant. Nous en bavions d’aise, en l’écoutant.
Nous étions bien mieux nourris qu’en Pologne et nous avions la possibilité de nous procurer presque gratuitement ce que nous désirions en supplément. Il le fallait bien d’ailleurs. Le froid, en ce début de décembre, était devenu très vif. Il atteignait 13 ou 14° au-dessous de zéro, et la neige qui tombait en abondance ne fondait pas. Par endroits, elle atteignait un mètre. Évidemment, cela ralentissait sérieusement le ravitaillement du front et, d’après les dires des fantassins qui descendaient des postes avancés où le froid était plus mordant qu’à Minsk, les pauvres types se partageaient des rations ridicules. Le froid et le manque de calories engendraient nombre de souffrances, physiques, telles que congestions pulmonaires, membres gelés, etc.
Le Reich fit à cette époque un immense effort pour préserver ses troupes de cet ennemi implacable qu’est l’hiver en Russie. Nous vîmes s’entasser à Minsk, Kovno, Kiev, des piles énormes de couvertures, de vêtements spéciaux en peau de mouton, de surbottes à épaisses semelles isolantes et dont la tige, qui ressemblait à du feutre, était paraît-il faite de cheveux agglomérés. Des gants, des couvre-têtes doublés de peau de chat, des lampes-chaufferettes qui fonctionnaient aussi bien à l’essence qu’au mazout ou à l’alcool solidifié, des montagnes de rations en boîtes cartonnées, conditionnées pour lutter contre le climat, mille autres choses encore s’entassaient dans les dépôts géants. Nous regorgions de tout à Minsk. Tout cela, c’était à nous, convoyeurs de la Rollbahn, qu’il incombait de le transporter jusqu’aux avant-postes, où les malheureux combattants l’attendaient désespérément.