— Hein ! fis-je stupéfait.
En effet, chaque wagon avait son bouclier de cadavres. Pétrifié par cette vision affreuse, je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle qui défilait lentement devant moi. J’entrevis des faces exsangues, des pieds nus raidis par le froid et la mort.
Un dixième wagon venait de me dépasser, lorsque se produisit une chose encore plus horrible. Le chargement macabre, mal équilibré, venait de laisser glisser quatre ou cinq corps le long de la voie. Le train funèbre ne s’était pas arrêté ; seul le groupe de nos officiers et sous-officiers s’était approché. Le convoi continuait à défiler ; il était interminable. Poussé par je ne sais trop quelle curiosité, je sautai au bas de mon wagon et m’approchai des officiers. Hagard, je saluai et demandai en bafouillant si ces hommes étaient morts. Un officier me regarda, étonné, et je me rendis compte que je venais d’abandonner mon poste. Lui, il dut s’apercevoir de mon désarroi : il ne me fit aucune remarque.
— Je pense que oui, fit-il tristement. Tu vas aider tes camarades à les ensevelir.
Puis il se retourna et s’éloigna. Halls m’avait suivi ; nous retournâmes à notre wagon prendre des pelles et nous commençâmes à creuser une fosse un peu au-delà du remblai. Laus et un autre fouillaient les corps à la recherche d’une pièce d’identité – j’appris par la suite que la plupart de ces pauvres diables n’avaient pas d’état civil. Nous fîmes appel à tout notre courage, Halls et moi, pour en traîner deux, sans les regarder, dans la fosse.
Nous étions en train de les recouvrir de terre, lorsque le sifflet du départ nous rappela. Nous étions bouleversés. Il faisait de plus en plus froid. Un dégoût immense m’envahissait.
Une heure plus tard, notre train roulait, entre deux haies de constructions qui, malgré l’absence d’éclairage, nous paraissaient plus ou moins détruites. Nous croisâmes un autre train moins sinistre que le précédent, mais guère réconfortant. Il était formé de grands wagons marqués de croix rouges. Nous aperçûmes par les fenêtres des civières ; il devait s’agir de grands blessés pour qu’on les transportât ainsi. À d’autres fenêtres, des soldats couverts de pansements nous faisaient des signes d’amitié.
Enfin, nous arrivâmes en gare de Minsk. Notre train stoppa le long d’un grand et long quai sur lequel s’affairait une foule de gens : des militaires en armes, d’autres en tenue de travail, des civils, des prisonniers russes encadrés par d’autres prisonniers portant un brassard rouge et blanc. Ceux-ci étaient le plus souvent armés d’une schlague ou d’un solide gourdin – c’étaient des dénonciateurs des fameux « commissaires du peuple », donc des anticommunistes, qui revendiquaient le droit de surveiller leurs camarades. Cela faisait bien notre affaire ; personne ne s’y connaissait mieux qu’eux pour obtenir un bon rendement de travail.
Il y eut des ordres en allemand, puis en russe. Une foule s’avança vers notre train et le déchargement commença à la lueur des phares des camions qui étaient stationnés sur le quai. Nous prîmes part à ce travail qui dura près de deux heures et nous réchauffa un peu. De nouveau, nous puisâmes dans nos provisions. Ce goinfre de Halls avait déjà épuisé plus de la moitié des siennes en deux jours. Nous fûmes cantonnés pour le restant de la nuit dans une grande bâtisse, où nous dormîmes à peu près convenablement.
Le lendemain, nous fûmes dirigés vers un hôpital militaire où l’on nous administra une série de piqûres ; nous y restâmes deux jours. Minsk avait l’air d’avoir réellement souffert. Il y avait beaucoup de maisons éventrées, des façades hachées par la mitraille. Certaines rues étaient impraticables à tout véhicule. Les trous d’obus ou de bombes se touchaient, se chevauchaient même. Souvent, ces entonnoirs atteignaient 4 et 5 mètres de profondeur. Ça avait l’air d’avoir bardé par ici ! Des pistes formées par des planches et d’autres matériaux enjambaient ce chaos. De temps à autre, nous cédions le passage à une femme russe qui arrivait chargée d’un gros sac à provisions et toujours suivie de trois ou quatre mioches. Ceux-ci nous dévisageaient avec des yeux incroyablement ronds. Il y avait aussi de curieuses boutiques dont les étroites vitrines brisées avaient été remplacées par des planches ou des sacs bourrés de paille. Histoire de voir ce que l’on y vendait, nous fîmes, Halls, Lensen, Morvan et moi, quelques incursions à l’intérieur. On y trouvait de grands pots de grès peints de couleurs différentes, remplis d’un liquide où macéraient des plantes – des boissons, sans doute –, ou de toutes sortes de légumes secs. D’autres renfermaient une mélasse indéfinissable, à mi-chemin entre la confiture et le beurre.