Ce qui aurait dû être fait, avant même de songer à repartir vers l’est, apparaissait maintenant comme une réalité à laquelle il fallait s’accrocher, tant que cela était encore possible. Alors, on donna l’ordre tardif du repli général sur la rive ouest du Dniepr. Le Dniepr, c’était Kiev dans l’axe central, Tcherkassy, axe méridional, Tchernigov au nord sur la Desna. Des centaines de kilomètres à parcourir, poursuivis par un ennemi bientôt plus mobile que nous, qui risquait de rattraper, à chaque instant, les flots de l’armée en retraite et d’y semer un désordre impitoyable. Ce qui était possible encore avant Bielgorod ne l’était pratiquement plus maintenant, sinon au prix d’efforts invraisemblables et de combats d’arrière-garde constants. La Wehrmacht suivit une fois de plus les ordres et paya cette retraite, envisagée trop tard, beaucoup plus cher que ne lui avait coûté son avance à une époque antérieure. On mourut beaucoup sur la plaine d’Ukraine, en cette fin de saison, on mourut par milliers, et les combats, qui ne furent pas sonnés à coups de trompe, comme pour la prise de certaines villes, consumèrent des héros certainement plus valeureux. Les troupes du front, perpétuellement en contact avec un ennemi sans cesse croissant, avaient une opinion toute faite sur l’évolution des choses. Le plus hermétique des soldats se rendait compte que, malgré toute sa bonne volonté et son héroïsme, même s’il parvenait à abattre une centaine de Ruskis sous le feu de sa mitrailleuse, le lendemain cent autres remonteraient à l’assaut et ainsi de suite. Le plus aveugle des soldats savait aussi que le Russe est animé, par moments, d’une hardiesse telle qu’une montagne de ses propres compatriotes morts ne l’empêcherait pas d’aller tenter sa chance à son tour.
Il sait que, dans de telles conditions, le combat est plus souvent favorable à la force du nombre qu’à l’héroïque ténacité du feldgrau en batterie. Alors, il désespère. Peut-on lui en vouloir ?… Le landser sait qu’il va mourir presque à coup sûr. Il sait que c’est pour que de grands mouvements de troupes aient le temps de se faire. Il sait que c’est pour la bonne cause, et si son courage l’incite à la résignation durant quelques heures, celles qui suivront et les jours qui suivront le verront les yeux pleins d’une immense tristesse sans larme. Alors le feldgrau tire, tire, devient fou : il n’est pas d’accord pour mourir. Il tue, massacre, comme pour se venger d’avance de ce qui va lui être inévitablement infligé. S’il meurt, c’est dans la rage de ne pas l’avoir fait payer assez cher à l’humanité. S’il en réchappe, il demeure fou et ne sera jamais plus réadaptable au monde du temps de paix. Alors parfois il s’enfuit. Mais des mots d’ordre, adroitement lancés, le calment comme une piqûre de morphine. « Sur le Dniepr tout sera plus facile, l’ennemi ne pourra forcer le barrage, courage camarade, maintenez Ivan, si vous voulez que tout le monde passe. Courage, sur le Dniepr la contre-offensive russe va s’écraser et nous reprendrons notre marche glorieuse lorsqu’ils se seront épuisés. »
Alors, à travers la panique et le désespoir, l’ordre devient un devoir. Le courageux soldat allemand résiste avec une frénésie qui surprend l’adversaire. Cent mètres par cent mètres, il recule vers le salut, vers le Dniepr. Il ralentit au maximum l’ennemi, voit tomber les camarades. L’effort insensé se prolonge pendant des jours et des jours, sur des centaines de kilomètres. Lorsque les rescapés des unités d’arrière-garde parviennent enfin sur la rive est du fleuve, un énorme grouillement humain leur apparaît. Des armées entières piétinent devant les rares ponts que le génie a réussi à maintenir. Elles pataugent sur les berges sablonneuses et s’empilent sur tout ce qui peut flotter. Le Russe est là et talonne le barrage de résistance qui se rétrécit terriblement. La Luftwaffe est partout et sauve en partie la situation. Mais les « Mig » et les « Yabo » sont bientôt plus nombreux. Ce qui ne tombe pas sous les coups de l’artillerie à longue portée, subit le hurlement des chasseurs bolcheviks qui arrivent en meutes toujours plus nombreuses.
Alors ceux qui n’ont pas traversé le fleuve sont réengagés dans les contre-offensives, à un contre cent. On réussit des prouesses étonnantes. Une fois de plus le ressort combatif de l’armée allemande se détend. Il fait encore beau et des batailles opiniâtres s’engagent. On ne fête pas ces victoires. Une armée, qui se bat pour sa sauvegarde, ne peut parler de victoire.