Pourtant ce sont des victoires. Plus dures que toutes celles qui ont été menées pour conquérir. Ici, sur la rive est du Dniepr, on ne se bat plus pour prendre une ville ou une zone pétrolière. On se bat pour éviter une catastrophe. Chacun le sait, chacun le sent, et chacun lutte désespérément. Il y a des heures, des jours de calme, mais l’étreinte est angoissante, au point qu’on se rejette dans la bataille pour débusquer le monstre rouge que l’on sent partout. Enfin la catastrophe est évitée. L’armée du centre est passée. L’ordre est donné aux régiments encore engagés de décrocher. Dans la nuit, on détruit presque tout, seuls les hommes et les armes légères passeront sur les pontons de la mort qui sont prévus pour embarquer les derniers à l’est.
Avec l’aube, les hommes exténués parviennent au bord du fleuve que baigne le brouillard d’automne. On se cherche, on se hèle, et c’est le crépitement mat des mitraillettes qui répond, Ivan est déjà là. En maints endroits, il est arrivé avant les fuyards, s’est emparé des pontonniers, a coulé les pontons. On se jette à la nage en abandonnant tout. Les Ruskis ouvrent le feu et tirent sur les têtes qui dépassent de l’eau comme on casse les pipes en terre, à la foire. Ivan rit et plaisante bruyamment. Quelques-uns gagneront peut-être la rive ouest d’où une section vient de réagir.
Ailleurs, on s’entasse sur de précaires pontons qui subissent aussi un feu nourri tant depuis la terre que de l’air.
D’autres sont encerclés et luttent jusqu’à la dernière extrémité. Ivan plaisante et fait peu de prisonniers.
Enfin, nous voilà sur le nouveau front, le salut, la rive ouest du Dniepr. Bien accrochés à sa rive. Cette fois, Ivan ne passera pas. Il neige et le landser aménage sa casemate. Il sait qu’il y est pour longtemps. Il s’adapte, se calme, s’organise à nouveau et attend. Mais une nouvelle arrive, se répand avec la rapidité de l’éclair qui suit les fusées des Soviets. L’état-major a tout fait pour que la troupe ne soit pas au courant. Mais la nouvelle est trop importante, trop forte : elle renverse le barrage de la discrétion, déferle sur l’espoir fragile des feldgrauen et le balaie dans son flot tumultueux.
L’armée rouge monte depuis Tcherkassy à l’est et à l’ouest du Dniepr. Au nord la Desna est franchie, et de nombreuses troupes sont encerclées dans le confluent Dniepr, Desna.
C’est l’hiver. Une angoisse profonde descend avec les flocons de neige et recouvre une fois de plus les soldats abattus. Sur quelles rives trouverons-nous la tranquillité ? Où va-t-il falloir encore se replier ? Sur le Pripet ? Sur le Bug ?
— Sur l’Oder ? ricane amèrement l’ancien et la chose nous apparaît comme trop épouvantable ! Inimaginable !
— Dieu nous préserve jamais d’une telle catastrophe, murmure Wesreidau. Ce serait si horrible qu’aucune imagination ne peut le concevoir. Dieu daigne m’accorder la mort plutôt que de voir cela.
De toutes les lignes qui précèdent, on ne tirera qu’une idée générale de la situation, mais aucun détail. Je n’écris nullement pour composer des cartes géographiques des événements de la guerre germano-russe. Je me fous de tout cela, et seule me préoccupe encore la pensée des difficultés incroyables que nous autres landser eûmes à surmonter. Je ne dresse pas de carte pour une bonne raison : je n’ai jamais eu qu’une idée approximative de nos déplacements et de nos points d’opération. Je serais certainement incapable de tracer une ligne de front avec exactitude à n’importe quelle époque de la guerre. Cela appartient aux états-majors dissous. Par contre, je peux décrire, sans rien avoir oublié, le moindre détail de certains moments. Une simple odeur réveille en moi tout un passé tragique qui me laisse bien souvent rêveur et sans réaction pendant de longs moments.
Je sais ce que signifie le mot d’ordre « Courage ! », je le sais par les jours et les nuits d’inquiétude et de résignation, par la peur insurmontable qui vous la fait tout de même accepter, au moment où votre cervelle ne fonctionne plus normalement. Je le sais par l’immobilité contre la terre gelée qui vous transmet son contact glacial jusqu’à la moelle des os. Je le sais par le hurlement de l’inconnu qui se débat, pas loin, dans un trou semblable au vôtre. Je sais aussi que l’on peut appeler à l’aide tous les saints du Ciel sans même croire en Dieu. C’est de tout cela que je dois parler, dussé-je replonger dans le cauchemar pendant des nuits entières. C’est en fait à cela que se borne ma tâche : retransmettre avec le plus d’intensité possible les cris de l’abattoir.