— Journaliste ? répéta-t-elle. De Paris ? Et vous débarquez sans prévenir ?
— J’ai pris ce risque, oui.
— Gonflé. Quelle affaire vous intéresse ?
— Le meurtre de Sylvie Simonis.
Son visage se durcit. Ce n’était pas une expression de surprise, comme celle du substitut. Plutôt une attitude de défiance.
— De quel meurtre parlez-vous ?
— À vous de me le dire. À Paris, on a reçu des dépêches qui…
— Vous avez fait sept cents kilomètres pour rien. Je suis désolée. Nous ne connaissons pas la raison de la mort de Sylvie Simonis.
— Et l’autopsie ?
— Elle n’a rien donné. Ni dans un sens, ni dans un autre.
J’ignorais ce que valait Corine Magnan comme juge, mais comme menteuse, elle était nulle. Et insouciante : elle ne se donnait même pas la peine d’être crédible. Je remarquai derrière elle un grand mandala brodé, accroché au mur. La représentation symbolique de l’univers pour les bouddhistes tibétains. Il y avait aussi un petit bouddha de bronze, sur une étagère. J’insistai :
— Apparemment, le corps présentait des stades de décomposition différents.
— Oh ça… Selon notre légiste, cela n’a rien d’extraordinaire. La décomposition organique ne répond à aucune règle stricte. Dans ce domaine, tout est possible.
Je regrettai d’avoir joué au journaliste. La magistrate n’aurait jamais osé servir une telle connerie à un flic de la Criminelle. Elle se moucha une nouvelle fois puis attrapa une minuscule boîte de fer cylindrique. Elle passa ses doigts à l’intérieur puis se massa les tempes.
— Du baume du tigre, commenta-t-elle. Il n’y a que ça qui me soulage…
— De quoi est morte la femme ?
— On n’en sait rien, je vous le répète. Accident, suicide : le corps ne permet pas de trancher. Sylvie Simonis était très solitaire. L’enquête de proximité n’a rien donné non plus. (Elle s’arrêta puis me lança un regard sceptique :) Je n’ai pas compris. Dans quel journal travaillez-vous au juste ?
J’esquissai un geste de salut, avant de fermer la porte. Dans le couloir, les cimes des arbres cinglaient les fenêtres. Je m’étais préparé à une enquête difficile. Ça s’annonçait plus sévère encore.
27
Quartier Trépillot, à l’ouest de la ville.
Derrière la piscine municipale, se trouvait la division centrale de gendarmerie. Je pénétrai dans l’aire de stationnement sans problème — il n’y avait même pas de sentinelle à l’entrée. Je me rangeai entre deux Peugeot. J’aurais dû filer directement à Sartuis mais je voulais d’abord voir la tête de ceux qui avaient enquêté sur un cadavre aussi bien protégé.
Je choisis le bâtiment le plus imposant de la caserne, trouvai un escalier et montai. Pas un seul uniforme en vue. Je risquai un œil dans le couloir du premier étage et tombai sur un panneau « Service de recherches ». Personne. Au second, nouveau panneau. COG : Centre Opérationnel de Gendarmerie.
La porte était entrouverte. Deux gendarmes sommeillaient devant un standard téléphonique surmonté d’une carte de la région. Je me présentai, usant toujours de ma fausse identité, et demandai à voir le responsable de l’enquête Simonis. Les deux hommes se regardèrent. Un des deux s’éclipsa sans un mot.
Cinq minutes plus tard, il revint pour me guider jusqu’au troisième étage, dans une petite pièce plutôt spartiate. Murs blancs, chaises de bois, table en Formica.
J’eus à peine le temps de jeter un regard par la fenêtre qu’un grand type filiforme apparut dans l’encadrement de la porte, un gobelet de polystyrène dans chaque main. L’odeur du café se répandit dans la pièce. Il ne portait ni képi, ni uniforme. Seulement une chemise bleu ciel, col ouvert, frappée de galons aux épaules.
Sans un mot, il posa un gobelet de mon côté, à l’extrémité de la table, puis alla s’asseoir à l’autre bout. Cette attitude était un ordre : je m’assis sans broncher.
L’officier me détaillait. Je l’observai en retour. Trente ans à peine et pourtant, j’en étais certain, responsable de l’enquête Simonis. Une force de détermination émanait de toute sa personne. Ses cheveux très courts lui enveloppaient le crâne comme une cagoule noire. Ses yeux sombres, trop rapprochés du nez, brillaient intensément sous les gros sourcils.
— Capitaine Stéphane Sarrazin, dit-il enfin. Corine Magnan m’a téléphoné.
Il parlait trop vite, de travers, effleurant à peine les syllabes. J’attaquai ma présentation fictive :
— Je suis journaliste à Paris et…
— À qui vous voulez faire croire ça ?
Ma nuque se raidit.
— Vous êtes de la Crime, non ?
— Je ne suis pas en mission officielle, admis-je.
— On a déjà vérifié. Que savez-vous sur Sylvie Simonis ?
Ma gorge s’asséchait à chaque seconde :
— Rien. Je n’ai lu que deux articles. Dans
— Pourquoi cette affaire vous intéresse ?
— Elle intéressait un de mes collègues : Luc Soubeyras.
— Connais pas.
— Il s’est suicidé. Il est actuellement dans le coma. C’était un ami. Je cherche à savoir ce qu’il avait en tête au moment de sa… décision.
J’attrapai dans ma poche le portrait de Luc et le fis glisser sur la table.