Je m’installai dans un café, attendant le complet lever du jour. Je dépliai mon plan de la ville, à la recherche du Tribunal de Grande Instance. En fait, c’était le bâtiment fortifié situé juste en face de moi. Ce hasard me parut de bon augure.
J’avais tort : l’édifice était en réfection. Le Parquet était provisoirement installé à l’autre bout de la ville, sur la colline de Brégille. Je repris ma route et trouvai l’endroit après une demi-heure d’errance. Le tribunal avait pris ses quartiers dans une ancienne usine de montres. Un bâtiment industriel, enfoncé dans les bois de la colline.
Sur les portes d’entrée, le logo « France Ébauche » était encore gravé. À l’intérieur, tout rappelait l’activité industrielle : les murs en ciment peint, les couloirs assez larges pour laisser passer les fenwicks, le monte-charge qui faisait office d’ascenseur. Des autocollants indiquaient le nouveau rôle de chaque pièce : permanence, greffier, cour d’appel… Je pris l’escalier et grimpai à l’étage des juges d’instruction. En croisant le bureau du substitut du procureur, je me décidai pour un petit détour, afin d’évaluer la température.
La porte était ouverte. Un jeune homme était installé derrière un bureau, encadré par deux femmes. L’une tapait sur son clavier d’ordinateur, l’autre menait une conversation téléphonique sur haut-parleur, en prenant des notes.
— Un suicide. T’es sûr ?
Je fis signe à l’homme, qui se leva en souriant. Je me présentai sous un faux nom et une fausse profession : journaliste. Le substitut m’écouta. Il était vêtu d’un pantalon moulant en velours vert et d’une chemise couleur feuillage, qui lui donnaient un air de Peter Pan. Quand je prononçai le nom de Sylvie Simonis, son expression se figea :
— Il n’y a pas d’affaire Simonis.
Derrière lui, la greffière se penchait sur son téléphone :
— Je ne comprends pas : il s’est asphyxié lui-même ?
Je me décidai pour un coup de bluff :
— On a reçu plusieurs dépêches en juin à propos du corps de cette femme, découvert dans le parc d’un monastère. Depuis, plus rien. L’enquête est bouclée ?
Peter Pan s’agita :
— Je ne vois pas ce qui peut vous intéresser dans cette histoire.
— Les informations que nous avons reçues comportaient des contradictions.
— Des contradictions ?
— Par exemple, le corps a été identifié par les sauveteurs. Le visage était donc intact. Un autre message parle d’une décomposition avancée. Cela nous paraît impossible.
Le substitut se frotta la nuque. Dans son dos, la greffière montait le ton :
— Avec un sac plastique ? Il s’est étouffé avec un sac plastique ?
L’homme répondit, sans conviction :
— Je n’ai pas souvenir de ces détails.
— Vous connaissez au moins le juge, non ?
— Bien sûr. C’est madame Corine Magnan.
La fonctionnaire hurlait maintenant dans le téléphone :
— Les autres ? Il y avait d’autres sacs plastique ?
Malgré moi, je tendis l’oreille pour saisir la réponse du gendarme, dans le haut-parleur.
— On en a trouvé une douzaine, dit une voix grave. Tous fermés avec le même type de nœuds.
Je suggérai, par-dessus l’épaule du substitut, m’adressant à la greffière :
— Demandez-lui si la victime avait un mouchoir dans la bouche, sous le sac.
Elle me regarda, interloquée. Le temps qu’elle réagisse, le gendarme répondit :
— Il avait du coton plein la bouche. Qui parle à côté de vous ?
— Ce n’est pas un suicide, fis-je. C’est un accident.
— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda la femme en me fixant.
— L’homme devait se masturber, poursuivis-je. La privation d’oxygène augmente le plaisir sexuel. C’est du moins ce qu’on raconte. On trouve déjà cette technique chez Sade. Votre type a dû nouer le sac sur sa tête après avoir mordu du coton, pour ne pas s’étouffer avec le plastique. Malheureusement, il n’a pas dû réussir à défaire le nœud à temps.
Un silence accueillit mes explications. La voix du haut-parleur répéta :
— Qui est à côté de vous ? Qui parle ?
— À l’autopsie, ajoutai-je, je suis sûr qu’on constatera que les vaisseaux capillaires de son sexe étaient gonflés. L’homme était en érection. Un accident. Pas un suicide. Un accident « érotique ».
Le substitut était bouche bée.
— Comment vous savez ça, vous ?
— Spécialiste des faits divers. À Paris, ça arrive tout le temps. Où est le bureau de Corine Magnan ?
Il m’indiqua la porte au fond du couloir. Quelques pas encore et je frappai. On m’ordonna d’entrer. Je découvris une femme d’une cinquantaine d’années, cernée par des boîtes de kleenex et flanquée de deux bureaux vides. Elle était rousse et tout de suite, la ressemblance avec Luc me frappa. Même peau blanche et sèche, même pigmentation de son. Sauf que sa rousseur était terne, et non flamboyante. Ses cheveux lisses, coupés au carré, avaient la couleur du fer rouillé.
— Mme Corine Magnan ?
Elle esquissa un signe de tête puis se moucha :
— Excusez-moi, dit-elle en reniflant. Il y a une épidémie de rhume dans mon service. C’est pour ça que je suis toute seule aujourd’hui. Qu’est-ce que vous voulez ?
Je risquai un pied dans le bureau et déclinai ma fausse identité.