Je dépassai les premiers groupes d’hommes : tous noirs. Au-dessus des immeubles, l’ombre de l’autoroute se dessinait comme un bras menaçant. La pluie était dans l’air. Je me garai discrètement et m’acheminai, plus discrètement encore, sentant que j’avançais désormais au cœur du pays black : 100 % africain, 100 % immunisé contre les lois françaises.
Je me glissai parmi les noctambules, dépassai le rideau de fer de l’épicerie de Pat, puis pénétrai dans l’immeuble suivant. Je connaissais les lieux : je ne marquai aucune hésitation. Je tombai sur une cour agitée de rumeurs et d’éclats de rire. Sur le perron de gauche, le portier me reconnut et me laissa passer. Rien que pour ce gain de temps et de salive, je lui filai vingt euros.
J’empruntai le couloir et atteignis l’arrière de l’épicerie, fermé par un rideau de coquillages. L’échoppe africaine la mieux fournie de Paris : manioc, sorgho, singe, antilope… Même des plantes magiques étaient en vente, garanties pour leur efficacité. Dans une salle annexe, Pat avait ouvert un maquis : un restaurant clandestin, où on se lavait les mains à l’Omo et dont l’aération laissait franchement à désirer.
Je traversai la boutique. Des Noirs devisaient, assis sur des caisses de Flag, la bière africaine, et des régimes de bananes plantains. Puis je me frayai un chemin dans le restaurant, plein à craquer. Aux regards qu’on me lançait, je compris que je n’étais pas le bienvenu. J’avais dépassé depuis longtemps la zone touristique.
J’atteignis un escalier. Le cœur du rythme provenait du sous-sol, faisant trembler le plancher. Je plongeai, sentant la musique et la chaleur monter en une bouffée entêtante. Des lampes grillagées éclairaient les marches. En bas, un cerbère en survêtement me barra la route, devant une porte de fer montée sur glissière. Je montrai mon insigne. L’homme tira à lui la paroi, à contrecœur, et je découvris une véritable hallucination. Une boîte de nuit aux dimensions réduites, sombre, vibrante, comme piquetée de lumière — une chair de poule phosphorescente sur une peau noire.
Les murs étaient peints en bleu-mauve, incrustés d’étoiles fluorescentes, des colonnes soutenaient un plafond qui semblait s’alourdir et se distendre. En plissant les yeux, je vis qu’on y avait tendu des filets de pêche. Aux portes de Paris, plusieurs mètres sous terre, on avait créé ici un bar marin. Des tables couvertes de nappes à carreaux supportaient des lampes-tempête. C’est du moins ce que je croyais deviner, car l’espace était rempli par une houle humaine, qui dansait sous les filets. Je songeai à une pêche miraculeuse de crânes noirs, de boubous bigarrés, de robes-fuseaux satinées…
Je taillai dans la meute, à la recherche de Claude.
Au fond, sur une scène striée de lumières roses et vertes, un groupe se déhanchait, scandant des accords répétitifs, obsessionnels. De la vraie musique africaine, gaie, raffinée, primitive. Dans un éclair, j’aperçus un guitariste qui faisait tourner sa tête comme sur un pivot ; à ses côtés, un Noir à la renverse extirpait des hurlements de son sax. Il n’était plus question ici de R&B ni de zouk antillais. Cette musique-là brisait les sens, secouait les entrailles, montait à la tête comme une incantation vaudoue.
Les couples dansaient, avec une subtile lenteur. Trempé de sueur, j’avançai encore, comme au fond d’un bassin épais. Au passage, je repérai des visages connus — ceux que j’avais en vain cherchés ailleurs. Le manager de Femi Kuti, le fils du président du Congo belge, des diplomates, des footballeurs, des animateurs radio… Tous réunis ici, sans distinction d’ethnie ni de nationalité.
Enfin, Claude au fond d’une alcôve, attablé avec d’autres gars. Je m’approchai, discernant mieux la gueule ambiguë de mon indic. Un nez épaté, qui lui mangeait toute la face ; des sourcils froncés, plissant un front miné, tracassé ; et de grands yeux étonnés, qui criaient en permanence « Je suis innocent ! » Il leva le bras :
— Mat ! Mon ami toubab ! Viens t’asseoir avec nous !
Je m’installai, adressant un signe de tête aux autres types de la table. Que des baraques — des géants, sans doute zaïrois —, et des colosses plus trapus — Congo français. Ils me saluèrent sans effusion. Tous avaient flairé le flic. Je rabattis le pan de mon manteau sur mon arme, en signe de paix.
— Tu bois un coup ?
J’acquiesçai, sans quitter des yeux les autres convives — un joint tournait, la fumée planait au-dessus des têtes en filaments bleutés. Un scotch se matérialisa dans ma main.
— Tu connais celle de Mamadou ?
Sans attendre ma réponse, Claude tira sur le cône et attaqua :