Читаем Le Serment des limbes полностью

Merline se tenait derrière un pupitre couvert de paquets de cigarettes et de boîtes de capotes. Visage effilé, surmonté d’une énorme tignasse noire laquée, rabattue en mèches sur les tempes. Dès qu’elle me vit, elle partit d’un rire de perruche et m’offrit, à elle seule, une hola d’honneur.

— Salut, mon beau toubab !

— Salut, Merline.

« Toubab » était le terme qu’on utilisait dans les pays d’Afrique de l’Ouest pour désigner l’homme blanc. Cinq ans auparavant, j’avais sauvé Merline du trottoir, alors qu’elle débarquait de Bamako. À l’époque, on l’affamait déjà pour qu’elle ne vomisse pas lors de ses premières fellations.

— N’aie pas peur des copines, approche.

Je saluai les femmes qui l’entouraient : cinq ou six fleurs de carbone lascives, appuyées contre les murs de velours violet. Leurs grands yeux noirs évoquaient la Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau.

— Tu t’ennuyais de moi ?

— Je ne sais pas comment j’ai pu attendre si longtemps.

Elle partit d’un rugissement de gorge. À chaque éclat de rire, ses dents donnaient l’impression de prendre l’air. J’observai les « copines ». Elles portaient toutes des étoffes moirées et étaient épinglées de piercings : lèvres, narines, nombril. Surtout, je considérai leurs perruques : nattes tressées, mèches roussâtres, bombe sixties, à la Diana Ross…

— Laisse tomber. Elles sont au-dessus de tes moyens.

— Je ne suis pas là pour ça.

— Tu devrais. Ça te détendrait. Tu veux quoi ?

— Claude. J’ai besoin de le voir.

— Cherche à l’Atlantis. Il donne dans les Antilles, en ce moment.

Je saluai Merline et sa cour. En quittant le Keur Samba, je réalisai que je n’avais croisé aucune personnalité célèbre de la communauté : ni musicien, ni fils d’ambassadeur, ni footballeur. Où étaient-ils donc ce soir ?

L’Atlantis était installé dans un hangar, juste à côté de l’entrepôt des moquettes Saint-Maclou, quai d’Austerlitz. Sous un porche immense, des barrières de fer délimitaient l’entrée de la boîte. Il fallait passer un portique antimétal puis subir une fouille corporelle.

Dès qu’il me vit, un des vigiles, un colosse congolais surnommé Nounours, beugla : « 22, v’là les keufs ! » Gros rire. En manière d’excuse, il me tamponna un sigle bleu sur la main, qui donnait droit à une boisson gratuite. Je le remerciai et plongeai dans l’entrepôt. Je quittais la haute couture pour la grande surface.

L’Atlantis, le pays où le zouk est un océan. La vibration de la musique me souleva du sol. Plusieurs milliers de mètres carrés, plongés dans l’obscurité, où avaient été installées à la va-vite des banquettes et des tables. Je m’orientai avec les yeux, mais aussi les tripes. J’étais dans la peau du baigneur qui s’abandonne au courant.

Enjambant les canapés, j’atteignis le comptoir chargé de bouteilles. Un des barmen avait survécu à mes années d’absence. Je hurlai :

— Claude, il est pas là ?

— Qui ?

— CLAUDE !

— Doit être chez Pat. Y’a une fête ce soir.

Voilà pourquoi je ne rencontrais aucune tête connue. Tout le monde était là-bas.

— Pat ? Quel Pat ?

— L’épicier.

— À Saint-Denis ?

L’homme hocha la tête et se baissa pour attraper une poignée de glaçons. Son mouvement révéla, dans le miroir face à moi, une silhouette qui ne cadrait pas avec le décor. Un Blanc, visage livide, vêtu de noir. Je me retournai : personne. Hallucination ? Je glissai un billet au barman et décarrai, remontant ma propre fatigue.

<p>18</p>

J’attrapai le boulevard périphérique porte de Bercy et pris, juste après la porte de la Chapelle, l’autoroute A1. Au bout d’un kilomètre, j’aperçus les grandes plaines scintillantes de la banlieue, en contrebas.

3 heures du mutin.

Sur les quatre voies surélevées, il n’y avait plus une voiture. Je dépassai le panneau SAINT-DENIS CENTRE — STADE et m’engageai sur la bretelle de sortie SAINT-DENIS UNIVERSITÉ — PEYREFITTE. Juste à ce moment, je vis — ou crus voir — dans mon rétroviseur le visage blême que j’avais capté dans les lumières de l’Atlantis. Je braquai mon volant et fis une embardée, avant de reprendre le contrôle de ma voiture. Je ralentis et scrutai mon rétro : personne. Aucune voiture dans mon sillage.

Je plongeai sous le pont autoroutier et m’engageai à gauche, suivant l’axe de bitume au-dessus de moi. Très vite, les pavillons et les cités cédèrent la place aux grands murs des entrepôts et des usines éteintes. Leroy-Merlin, Gaz de France…

Je tournai à droite, puis encore à droite. Une ruelle, des lumières feutrées, des rassemblements devant les porches. J’éteignis mes phares et avançai, bringuebalant sur la chaussée défoncée. Des murs lépreux, des ouvertures colmatées avec des planches, des bagnoles posées sur leurs essieux, pas de parcmètres : la zone, la vraie.

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