— Tu as du boulot. Tu la joues en parallèle. Tu appelles la balistique, la morgue, le commissariat d’Aulnay, tous ceux qui pourront te donner des infos, à l’exception du juge et des Stups. Tu me trouves aussi le dossier du Kabyle.
— C’est tout ?
— Non. Je veux que tu contactes la SNCF. Luc est allé à Besançon le 7 juillet dernier. Vérifie s’il n’y est pas allé d’autres fois autour de cette date. Checke aussi les aéroports. Ces derniers mois, Luc s’est pas mal déplacé.
— O.K.
— Appelle aussi l’Hôtel-Dieu. Le service qui passe en revue nos gars chaque année. Essaie de savoir si Luc n’avait pas des problèmes de santé.
— Tu as une piste ?
— Trop tôt pour le dire. Note aussi ce site Internet : unital6.com.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une association italienne qui organise des pèlerinages. Gratte sur eux.
— En italien ?
— Tu te démerdes. Je veux la liste des pèlerinages, des séminaires pour l’année ; et toutes leurs autres activités. Je veux leur organigramme, leur statut légal, leurs sources financières, tout. Après ça, tu les contactes mine de rien.
— En anglais ?
Je réprimai un soupir. La police européenne, ce n’était pas pour demain.
— Luc leur a envoyé au moins trois mails, juste avant de plonger. Il les a effacés. Tâche de les récupérer de leur côté.
— Je vais carburer à l’aspirine.
— Carbure à ce que tu veux. Des nouvelles à midi.
Direction la Grappe d’Or, grande brasserie rue Oberkampf, tenue par deux frères, Saïd et Momo, jadis mes indics. Parfaits pour un état des lieux de la profession. Je m’apprêtais à fixer mon gyrophare, pour cause d’embouteillages, quand mon portable sonna.
— Mat ? Malaspey.
— Où t’en es ?
— J’ai chopé un numismate. Il a identifié la médaille.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— L’objet n’a pas de valeur en soi. C’est la reproduction en toc d’une médaille de bronze, fondue au début du XIIIe siècle, à Venise. J’ai le nom de l’atelier qui…
— Laisse tomber. Elle servait à quoi ?
— D’après le bonhomme, c’était un fétiche. Un truc qui protégeait contre le diable. Les moines-copistes la conservaient sur eux. Ils vivaient dans la terreur du démon et cette médaille les immunisait. Les moines étaient névrotiques, obsédés par la vie de Saint-Antoine et…
— Je connais. Tu sais d’où provient la reproduction ?
— Pas encore. Le gars m’a donné des pistes. Mais c’est juste un truc sans…
— Rappelle-moi quand tu auras avancé.
In extremis, je songeai au meurtre de la bijoutière, au Perreux.
— Et contacte les flics de Créteil, pour voir s’ils ont du nouveau sur les Tsiganes.
Je raccrochai. J’avais donc vu juste. Luc avait embarqué un talisman avant de se noyer. Un objet qui n’avait qu’une valeur symbolique, le protégeant contre Satan. Dans quelle contradiction devait-il se trouver alors, craignant la vie et la mort à la fois… ?
Rue Oberkampf. Je me garai à cent mètres de la brasserie. Les bruits de la circulation s’associaient aux gaz toxiques pour m’étreindre le crâne. J’allumai une nouvelle clope, toujours à jeun. Je rentrai ma tête dans le col de mon imper et me glissai dans ma peau de flic. Et au sein même de cette peau, dans une autre peau encore — le mec épuisé après une nuit blanche, familier des troquets, capable de s’enfiler un calva de bon matin.
10 heures. La brasserie était déserte. Je m’installai à l’extrémité du comptoir, sur un tabouret en T. Quelques types sirotaient devant le zinc, prêts à lâcher une connerie satisfaite. Plus loin, des étudiants étaient attablés, en rupture de cours. Vraiment l’heure creuse. Je me détendis. Les frères kabyles avaient refait la décoration. Simili bois, simili cuivre, simili marbre : les seuls éléments authentiques étaient la puanteur du marc et les remugles de tabac froid. Je respirais aussi une autre odeur, passagère : bière et moisi. La trappe de la cave était ouverte, sur la droite. On réapprovisionnait.
Momo se matérialisa au bout du comptoir, tenant une brassée de baguettes. Je l’observai sans me manifester. Une colline de glaise en débardeur blanc ; un visage lourd sous une tignasse crépue, marqué par deux gros sourcils en encoches et un menton de plomb. Il était l’ombre, brutale et colossale, de son jeune frère, Saïd, chétif et vicieux.
Je n’aurais su dire lequel était le plus dangereux mais le tandem était à prendre avec des pincettes. En 96, des commandos du GIA avaient attaqué leur village natal. On racontait que les deux frères étaient retournés dans le maquis — avaient retrouvé les assassins, émasculé les chefs et fait bouffer leurs organes aux autres. Ce souvenir en tête, je me dis : « Joue-la cool. »
Momo venait de m’apercevoir :
— Durey ! (Un sourire gondola son menton.) Ça fait longtemps.
— Tu m’sers un café ?
Le Kabyle s’exécuta. Parmi les jets de vapeur, il ressemblait à un sous-marinier dans une salle des machines.
— Z’êtes pas au boulot à cette heure-ci ? fit-il en glissant une tasse baveuse sur le zinc.
— J’en sors. Plein le cul des heures sup.
Momo poussa le sucrier dans ma direction et planta ses coudes sur le comptoir :
— Vos chefs vous emmerdent ?