J’étais un caméléon, discret, précis, intégré au décor. Luc était un acteur, un cabot, toujours dans l’esbroufe. Il mentait, manipulait, frappait — et décrochait la vérité. Il jouissait de cette situation qui donnait raison à son cynisme. Pour réussir, toujours trahir sa propre doctrine, utiliser les armes de l’ennemi, devenir un démon pour le démon ! Il aimait ce rôle de martyr obligé de se corrompre pour servir son Dieu. Son absolution était le taux d’élucidation de notre groupe — le plus performant de la brigade.
De mon côté, je n’avais plus d’illusions. Il y avait longtemps que mes pudeurs de catho avaient disparu. Impossible de remuer la merde sans être éclaboussé. Impossible d’obtenir des aveux sans devenir violent ou menteur. Mais ma ligne de conduite n’était jamais complaisante — ces écarts n’étaient pas mes méthodes prioritaires, et quand je devais les utiliser, c’était toujours avec le remords aux fesses.
Entre ces deux positions, nous avions trouvé un équilibre. Et cette balance était réglée au milligramme, grâce à l’amitié. Nous nous retrouvions, adultes, comme nous nous étions découverts adolescents. Même humour, même passion du boulot, même ferveur religieuse.
Les collègues finissaient par apprécier. Il fallait supporter les bizarreries de Luc — ses montées d’adrénaline, ses zones d’ombre, sa manière étrange de s’exprimer. Il parlait d’influence du diable ou de règne du démon, plutôt que de taux de criminalité ou de courbe des délits. Il lui arrivait aussi de prier à voix haute, en pleine intervention, ce qui donnait souvent l’impression de bosser avec un exorciste.
Dans mon genre, je n’étais pas mal non plus, avec mon aversion pour les bruits de métal, mon allergie à la radio, rechignant toujours à brancher celle de la bagnole. Me nourrissant exclusivement de riz et buvant du thé vert à longueur de journée, dans un monde où les hommes mangent gras et boivent sec.
Nos résultats s’envolèrent.
En une année, plus de trente arrestations. Une blague circulait dans les couloirs du 36 : « La criminalité augmente ? Non : les culs-bénits ont remonté leurs manches ! » On aimait ce surnom. On aimait notre image, différente et démodée. On aimait, surtout, faire équipe. Même si on savait qu’à terme, la rançon du succès serait, justement, la séparation.
Luc Soubeyras et Mathieu Durey sont officiellement promus commandants. Luc à la Brigade des Stups, moi à la Crime. Sur le papier, plus de responsabilités, et un salaire plus élevé. Sur le terrain, un groupe d’enquête pour chacun de nous.
On eut à peine le temps de se dire au revoir, emportés par les affaires sur le feu. On se promit pourtant de continuer à déjeuner ensemble, et de passer du bon temps à Vernay, le week-end.
Trois mois plus tard, on se croisait dans la cour du 36 sans se voir.
15
— C’est moi qui retire les pépites.
Quand j’ouvris les yeux, mon cerveau était encore empli du rire de Luc au Soleil d’Or, la brasserie la plus proche du 36. Je battis des paupières et me trouvai face au médecin japonais de l’Unité 731, pratiquant sa vivisection. Le cliché était posé devant moi, sur le bureau.
— Maman, c’est moi qui le fais !
À quelle heure m’étais-je endormi ? Coup d’œil à ma montre : 8 h 15.
— Touche pas ! Je te les donne après !
La voix de la petite fille, derrière le mur, était couverte par des bruits d’assiettes, des cliquetis de couverts. Camille et Amandine. Un petit déjeuner familial avec sélection de corn-flakes avant le départ pour l’école. Je me frottai le visage pour chasser mon malaise et retrouver ma lucidité.
Je m’agenouillai et rangeai clichés, radiographies, notes et documents dans leurs dossiers respectifs. Je replaçai chaque carton sur les étagères, en suivant l’ordre chronologique.
Quand je sortis du bureau, les écolières se tenaient dans le vestibule, cartable sur le dos. Des odeurs de dentifrice et de cacao flottaient dans le couloir.
— Et mon sac de piscine ?
— Il est là, ma chérie. Devant la porte.
Les deux frimousses se tournèrent vers moi. Aussitôt, elles furent dans mes bras, me demandant si j’avais un cadeau. Laure les attira de nouveau vers le seuil.
— Je te croyais parti.
— Désolé. Je me suis endormi.
J’esquissai un sourire mais la vision de Laure, seule avec ses enfants, me nouait la gorge. Je retournai dans le bureau, agrafai mon étui d’arme à ma ceinture puis enfilai mon imperméable.
Lorsque je revins, Laure se tenait immobile, dos à la porte fermée. Elle ressemblait à une noyée lestée de béton.
— Tu veux du café ? demanda-t-elle.
— Merci. Je suis déjà en retard.
— Tu n’oublies pas demain matin ?
— Quoi ?
— La messe.
Je l’embrassai, avec ma maladresse habituelle :
— J’y serai. Compte sur moi.
Une heure plus tard, je roulais vers le onzième arrondissement, douché, rasé, peigné, dans un costume propre. J’attrapai mon portable. Foucault.
— Mat, j’ai la tête dans le cul.
— Courage, camarade. Tu as fait ton devoir !
— Je te jure, j’ai les dents qui grincent.
— Tu te souviens au moins de Larfaoui ?
— L’affaire de Luc ?