Au fil des mois, j’observe un changement. Ma personnalité suscite moins de méfiance. Les juges, qui ne voyaient en moi qu’un ambitieux, me signent les perquises que je leur demande. Mes collègues commencent à me parler, prenant même goût à mon sens de l’écoute. Leurs confidences deviennent des confessions, et je mesure à quel point la lutte contre le mal nous contamine, nous oblige chaque jour à franchir la ligne. De plus en plus, je mérite mon surnom : l’Aumônier.
Je pense à Luc. Où est-il aujourd’hui ? SRPJ ? Brigade ? Office central ? Depuis le Rwanda, j’ai perdu tout contact avec lui. J’espère le rencontrer, au hasard d’une enquête, d’un couloir. Une intonation de voix dans un bureau, une silhouette au fond d’un tribunal, et je crois le retrouver. Je me précipite — c’est la déception.
Pourtant, je ne veux pas le contacter. Je fais confiance à notre chemin — nous marchons sur la même route. Nous finirons par nous revoir.
Une autre figure du passé me sort de temps à autre de la fange quotidienne. Ma mère. Avec l’âge, et la disparition de son mari, elle s’est rapprochée de moi. Dans les limites du raisonnable : un déjeuner par semaine, dans un salon de thé rive gauche.
— Et ton boulot, ça va ? demande-t-elle en titillant son cheese-cake.
Je songe au pervers que j’ai serré la veille, accusé de viol sur un adolescent, un malade qui trempe son pain dans les pissotières de la gare de l’Est. Ou au pyromane retrouvé mort d’une hémorragie interne, le matin même, après s’être fait sodomiser par son doberman. Je bois mon thé, un doigt en l’air, répondant laconiquement :
— Ça va.
Puis je l’interroge sur les nouveaux aménagements de sa maison de campagne, à Rambouillet, et tout rentre dans l’ordre. L’enfer roule ainsi, à petit feu. Jusqu’au mois de décembre 2000. Jusqu’à l’affaire des Lilas.
14
Parfois, un fiasco vaut mieux qu’une victoire. Un loupé est plus bénéfique, plus riche d’enseignements qu’un triomphe. Ainsi, lorsque j’auditionne Brigitte Oppitz, épouse Coralin, en vue de mon premier vrai « flag », je ne me doute pas que, quelques heures après, je ne découvrirai qu’un charnier. Pas plus que je ne devine que cette opération manquée m’apportera, outre des regrets éternels, ma promotion à la Crime.
Notre brigade est saisie à la suite d’une plainte déposée par l’épouse du dénommé Jean-Pierre Coralin. La femme accuse son mari de l’avoir prostituée au domicile conjugal, où elle devait subir des pratiques sadiques. Le rapport du médecin confirme : vagin tailladé, brûlures de cigarettes, marques de flagellation, infection de l’anus.
D’après elle, ces maltraitances ne constituent qu’une « poire pour la soif ». En réalité, son époux fournit une clientèle différente, seulement attirée par les enfants. En quatre années, il a enlevé six petites filles, frappant les communautés nomades du 93, qu’il laisse, après usage, mourir de faim. À l’heure actuelle, deux fillettes sont encore vivantes dans leur pavillon des Lilas où elles subissent, chaque nuit, les assauts des pédophiles.
J’enregistre la plainte et me décide pour une opération solo, avec mon équipe. À 33 ans, je tiens mon premier « saute-dessus ». Je dresse mon plan d’attaque et organise l’opération.
À 2 heures du matin, nous cernons le pavillon rue du Tapis-Vert, aux Lilas. Mais je n’y découvre personne, à l’exception de la fille des Coralin, Ingrid, dix ans, endormie dans le salon. Les parents sont à la cave. Ils se sont fait sauter la cervelle avec un canon scié après avoir abattu leurs deux prisonnières. En quelques heures, la femme a changé d’avis et a prévenu son mari.
Je ressors du pavillon, en état de choc. J’allume une clope dans l’air gelé, où tournoient les gyrophares des ambulances et des fourgons garés en épi. Autour de nous, les pavillons ont pris vie. Des voisins sur leur seuil, en robe de chambre. Un agent en uniforme emmène la petite Ingrid. Un autre vient à ma rencontre :
— Lieutenant, la Crime est là.
— Qui les a prévenus ?
— Je sais pas. Le chef de groupe vous attend. La Peugeot grise, au bout de la rue.
Abasourdi, je marche jusqu’à la voiture, prêt à encaisser le premier savon d’une longue série. À hauteur de la Peugeot, la vitre conducteur s’abaisse : Luc Soubeyras est à l’intérieur, emmitouflé dans une parka.
— Content de toi ?
Je ne peux pas répondre. La surprise me coupe le souffle. Luc n’a pas changé d’un poil. Fines lunettes, ossature à fleur de peau, taches de rousseur. Seules, quelques rides autour des yeux ont coché les années :
— Viens. Fais le tour.
Je jette ma cigarette et rentre dans la voiture. Odeur de clope, de café froid, de sueur et d’urine. Je ferme la portière et retrouve ma voix :
— Qu’est-ce que tu fous ici ?
— On nous a appelés.
— Mon cul. Personne n’était au courant.
Luc concède un sourire.
— Je t’ai à l’œil depuis un moment. Je savais que tu étais sur un gros coup.
— Tu me surveilles ?